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— Bon programme, dit Chiva. J’ai toujours eu envie de voyager et je ne connais que la région de Murcie.

Vergara mit le moteur en route, l’écouta tourner pendant une bonne minute.

— Tu crois qu’il tiendra le coup ?

— Faudra bien. Il aurait besoin d’une bonne révision, et on bouffe toute l’huile que l’on veut.

Ils passèrent devant don Pedro et l’Allemand en train de discuter en marchant lentement. L’Espagnol agita mollement le bras, tandis que son compagnon inclinait la tête à plusieurs reprises.

— Une bonne affaire pour don Pedro, dit Chiva. Combien de milliers de pesetas, crois-tu ?

— Inutile d’y songer. On ne pourrait arriver à imaginer la somme que ça ferait.

— Je suis bien content qu’on s’en aille, dit Chiva.

Vergara resta silencieux.

— Oui, bien content, répéta-t-il.

— Tant mieux pour toi, répondit son ami agacé.

— Content parce qu’il n’y avait pas d’eau au fond du puits. Jamais on ne l’aurait trouvée, et, avec le forfait, on risquait de passer toute notre vie à chercher une chose qui n’existait pas. La nappe a dû s’épuiser ou se déplacer ailleurs.

CHAPITRE II

Vergara aperçut la traînée humide qui traversait la route et immobilisa la camionnette contre la paroi.

— Voilà de l’eau, dit-il à Chiva que la chaleur de ce début d’après-midi engourdissait sur son siège.

Au-dessus de sa tête, Tico se balançait sans entrain dans sa cage.

— Toujours ça, dit l’infirme. J’ai soif.

Son ami alla remplir une bouteille à la source et la lui passa, puis il sortit la bonbonne paillée pour la remplir. Le radiateur fuyait depuis deux jours, la faute à ces routes de montagne impossibles. Ils n’avaient pas encore trouvé celle qui se construisait dans la Sierra de Segura, et avaient dépensé beaucoup d’argent en essence et surtout en huile. Il ne leur restait que deux cent quarante pesetas maintenant, et personne n’était capable de leur indiquer où se construisait cette route, même les motards de la police qui les avaient arrêtés une demi-douzaine de fois n’avaient pu les renseigner utilement.

— Tu n’as pas l’impression que nous tournons en rond ? demanda Chiva après avoir bu la moitié de la bouteille.

Il décrocha la cage et remplit l’abreuvoir de Tico.

— Ce n’est pas qu’une impression, dit Vergara, mais cette route doit bien exister, si don Pedro ne nous a pas menti. Pour la creuser, il faut du matériel, des engins, et ils doivent laisser une trace. Nous sommes bien dans la Sierra de Segura, et, dans deux heures, nous rejoindrons la route de Grenade.

Il remplit le radiateur à ras bord et alla emplir la bonbonne à nouveau. L’eau qui coulait du flanc de la montagne était très fraîche, débordait d’une petite vasque naturelle pour traverser la route et se perdre dans le ravin.

Chiva accrocha de nouveau la cage de Tico au-dessus de lui, sortit sa blague à tabac pour rouler des cigarettes. Il tendit la première à Vergara, lorsque ce dernier vint s’asseoir à son volant.

— Il vaut mieux continuer, non ?

— Pourquoi don Pedro nous aurait-il menti ? Il avait dû lire sur le journal qu’une route se construisait quelque part dans les Sierras, mais peut-être qu’il s’est trompé de nom.

La vieille Renault repartit sur la route poussiéreuse, soulevant un nuage d’un blanc sale dont une partie pénétrait par les vitres cassées depuis longtemps. De temps à autre, Tico s’ébrouait dans l’abreuvoir pour nettoyer ses plumes.

Une heure plus tard, ils rencontrèrent un troupeau de moutons en route vers les herbages des hauteurs. Trois bergers le dirigeaient, et il y avait au moins mille bêtes. Vergara fendit doucement la masse uniformément couverte de poussière. La laine fermentait et dégageait une odeur terrible.

Il salua un berger qui marcha quelque temps à côté de la camionnette.

— Une route ?

L’homme interpella ses compagnons, reçut des réponses que les deux puisatiers ne comprenaient pas. Ces hommes s’exprimaient en une sorte de patois rocailleux.

— Peut-être plus au nord. C’est possible, dit l’homme. Lui, là-bas, qui porte un agneau né de la nuit, croit en avoir entendu parler.

Ils achevèrent de traverser le troupeau. Chiva ralluma sa cigarette.

— Crois-tu qu’il arrive qu’un mouton ou un agneau tombe dans le précipice ?

— Ça doit arriver, dit Vergara.

— On aurait pu le leur demander. Moi, je serais bien descendu pour récupérer un peu de viande. Ça nous aurait gagné quelques jours de nourriture.

Frappé par cette idée, Vergara jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Derrière eux, la masse des moutons roulait sur la mauvaise route.

— Trop tard, maintenant, et on ne peut les suivre en attendant l’occasion.

Avant d’arriver sur la route nationale, ils traversèrent un petit village, et Vergara alla acheter quelques provisions dans une petite épicerie sombre envahie par les mouches. La femme qui le servit regardait le visage de Chiva tourné vers eux.

— C’est votre frère, là-bas ? Il est bien jeune. Pourquoi ne descend-il pas de voiture ?

— Il est fatigué, répondit Vergara en achetant un morceau de saucisse sèche et un peu de vin.

En sortant, il désigna les cageots de légumes et de fruits flétris exposés en plein soleil.

— Vous feriez mieux de les rentrer, un troupeau de moutons sera là dans une heure.

— Il en passe tous les jours, dit la femme du fond de sa boutique. C’est l’époque.

Chiva regardait toujours la femme, alors que son ami mettait en route.

— Elle te parlait de moi.

— Elles me parlent toutes de toi, répondit Vergara en plaisantant.

— J’ai eu peur qu’elle ne vienne me parler et me voie complètement. Inutile qu’elle sache, hein ? Tous ces gens qu’on ne voit qu’un moment, ils croient que je suis un beau garçon complet.

À la sortie du village, il y avait une pompe à essence comme on n’en voyait plus que dans les endroits reculés. Un appareil très simple vissé sur un bidon de deux cents litres. Vergara ralentit instinctivement, mais ne s’arrêta pas.

— En roulant doucement, on dépense moins. Il ne doit pas rester grand-chose dans le réservoir. Sept, huit litres.

Chiva souriait dans le vague. Peut-être pensait-il à l’épicière du village.

— Si jamais on tombe en panne dans ces montagnes, commença Vergara.

Puis il se tut, haussa les épaules. Il n’aurait pas dû acheter cette nourriture pour sacrifier tout l’argent à l’essence. Et l’huile ? Le moteur chauffait de plus en plus, la route montait en quelques lacets très raides vers un col invisible.

— Tu crois que c’est bien payé le travail de la route ? demanda brusquement Chiva. La région est bien aride et les hommes doivent chercher du travail. Ces paysans sont bien capables de travailler pour un morceau de pain. Il ne pousse pas grand-chose dans le coin. C’est du vin du pays que tu as acheté ? Il doit empâter la bouche et monter à la tête.

Tout de suite après le col, la route redescendait vers une plaine étroite, au fond de laquelle luisait la route nationale. Vergara arrêta la camionnette dans l’ombre d’un rocher.

— Il faut laisser refroidir le moteur. Tu veux sortir ?

— Installe-moi sur cette pierre plate.

Chiva portait un pantalon de toile. Une fois sur la pierre, il arrangea chaque jambe avec soin. Un passant aurait pu croire qu’il en possédait réellement, n’eût été l’absence des pieds. Il commença de rouler une cigarette, tandis que Vergara vérifiait l’huile, l’essence et l’eau.