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Autrefois, ils allaient travailler avec un vélo. Vergara arrimait la caisse de son ami sur le porte-bagages renforcé et le transportait n’importe où. Puis ils avaient pu acheter cette camionnette, et ce jour-là avait été le plus beau de toute leur vie. Dix mille pesetas, économisées patiemment pendant des années. Chiva pleurait de joie en s’installant sur la banquette défoncée.

— On recommencera ailleurs. Il doit bien y avoir un endroit où l’on a besoin de nous, murmura Chiva.

Le silence qui suivit lui fit peur.

— Il n’est pas possible que l’on n’ait pas besoin de nous quelque part, répéta-t-il. Et si on ne trouve rien, tu me conduiras en Estramadura. Dans ce fameux couvent…

— On risque de le chercher comme la route, répondit Vergara.

— Non, je suis sûr qu’il existe. Je l’ai lu dans un journal.

Vergara donnait des coups de phares, cherchant l’entrée d’un chemin pour y garer la camionnette pour la nuit. Depuis leur départ, ils couchaient dans le véhicule. Chiva s’étendait sur la banquette où il avait suffisamment de place. Lui passait à l’arrière où il s’était installé une paillasse en paille de maïs.

— Demain sera un autre jour, dit-il. On va s’arrêter avant ce fameux village.

— D’ici là, essaya de plaisanter Chiva, ils auront peut-être retrouvé cette sacrée route.

Ils se mirent à rire. Mais Vergara remarqua que la route grimpait en lacets dangereux, et ils n’avaient pas trouvé d’endroit propice pour dormir.

— Il faut que je continue un peu pour sortir de ces tournants.

Derrière eux, une paire de phares s’impatienta et il se serra le plus possible à droite. Une voiture blanche les dépassa.

— Une DS, ce sont des Français, dit Chiva. Ils doivent rentrer dans leur pays.

La voiture fonçait devant eux et puis, soudain, elle bascula en avant. Les deux feux rouges éclatèrent en vain en plein ciel.

— Ils ont loupé le tournant ! hurla Vergara en freinant à mort.

Les chocs répétés de la DS sur les rochers leur parvinrent pendant de longues secondes. Lorsque Vergara se fut garé avec soin et qu’il fut descendu, c’était à nouveau le silence de la nuit. Avec précaution, il s’approcha du précipice, ne vit rien.

— Antonio ! appela Chiva.

Il revint vers lui.

— On n’entend rien, et c’est noir comme dans un gouffre.

— Porte-moi là-bas, dit Chiva.

CHAPITRE III

Allongé sur une roche, Chiva essayait de distinguer le fond du ravin.

— Une vingtaine de mètres, annonça-t-il d’une voix étouffée, mais pas plus de vingt-cinq. Si tu éteignais les phares ?

— Les phares ? demanda Vergara sans comprendre.

— Sinon les gens s’arrêteront. Plusieurs voitures sont en train de monter le col.

Il obéit et revint vers son compagnon. Une voiture passa dans le tournant, mais ses codes ne les éclairèrent pas.

— Je vais descendre, dit Chiva. Tu peux apporter le panier et la corde. La paillasse également, pour éviter le frottement contre la roche.

— Descendre ? Mais ils sont certainement morts.

— Justement, dit Chiva. Je n’en ai que pour un petit quart d’heure. Le temps d’arriver jusqu’à eux et de revenir.

Le moteur d’un véhicule bourdonnait en contrebas, couvrant les appels des insectes nocturnes. La nuit était chaude, parfumée avec un arrière-goût âcre de goudron. Tout l’été en puissance était contenu par cette nuit tranquille.

— Tu n’y verras rien, dit Vergara.

— Ce sera beaucoup mieux, non ?

— Les deux motards peuvent venir patrouiller jusqu’ici.

Chiva tendit le bras.

— Tu peux dissimuler la camionnette derrière ces buissons. De la route, ils n’apercevront rien. Donne-moi ton briquet.

— Mieux vaudrait une torche.

L’infirme glissa le briquet dans sa poche, ramassa quelques cailloux qu’il jeta les uns après les autres. Tous tintèrent contre du métal.

— La voiture est juste au-dessous. Il n’y a pas de surplomb ni de rochers en saillie. Ce sera facile.

— Ça sent l’essence.

Chiva huma l’air.

— Mieux vaudra que je n’utilise pas le briquet. Dépêchons-nous, maintenant.

Vergara alla cacher la camionnette derrière les buissons, revint avec le matériel. Plusieurs voitures passèrent, leurs pneus sifflant dans le virage assez serré.

— Faut faire vite, dit Chiva. S’il y en a un qui a loupé le virage, d’autres peuvent le faire.

Il s’installa dans le panier. Debout au bord du ravin, Vergara le souleva par la corde, le balança doucement pour l’amener au-dessus du vide.

— Tu peux y aller, je m’écarterai de la paroi avec les bras.

Il commença de laisser filer la corde lentement. Chiva ne pesait pas lourd. Une quarantaine de kilos en tout. La descente s’effectua sans heurts et bientôt le panier reposa au fond. Chiva tira deux fois sur la corde, et son ami s’allongea sur le sol pour attendre. En même temps, il écoutait avec attention, craignait de reconnaître le bruit caractéristique des motos de la police. Plusieurs véhicules passèrent dans les deux sens, mais aucun des chauffeurs ne se rendit compte de leur présence. Brusquement, Vergara réalisa ce qu’ils étaient en train de faire et il en resta pétrifié.

Chiva dut tirer la corde à plusieurs reprises pour attirer son attention. Il se releva d’un bond, s’arc-bouta et commença à remonter le panier d’osier.

— Tu dormais ou quoi ? demanda Chiva lorsqu’il le déposa sur la terre ferme.

Il ne répondit pas, transporta son ami jusqu’à la camionnette, rangea le matériel et se mit au volant.

— Fais attention en reprenant la route. Il peut surgir un autre véhicule. Tu vas allumer les phares et tu iras examiner le sol. Il ne faut pas que les traces de nos pneus croisent celles de la DS.

— Ils sont bien trop lisses.

— Va quand même voir. Si un véhicule se présente, j’éteindrai tout.

Vergara ne trouva absolument rien. Le conducteur de la DS avait freiné juste au moment où ses roues avant tournaient dans le vide, et il n’y avait pas de traces dans les rochers plats du bord.

— Tu peux y aller.

— Vers le nord ?

— Bien sûr. Nous chercherons un coin pour dormir et demain nous demanderons où se trouve la route en construction.

Tandis que la camionnette montait vers le col, Chiva sortit les billets de la poche.

— Je n’ai pris que les pesetas, et encore pas toutes. Par chance, le sac se trouvait sur la banquette arrière.

— Le sac ?

— C’était une femme qui conduisait. L’autre aussi était une femme. Cinquante ans l’une et l’autre.

Il compta les billets.

— Douze cent quarante pesetas. Il y avait des billets français, mais je les ai laissés. De même que trois cents pesetas et de la monnaie. J’ai remis le sac en place.

— Mais les femmes ?

— Je ne sais pas, dit Chiva sèchement.

— José, on ne peut pas garder cet argent. Tu verras, on va trouver du travail. Demain, certainement. Ensuite, on regrettera de l’avoir fait.

— Je ne le crois pas, répondit Chiva. Cet argent nous revient. Tout le monde en reçoit des touristes, et il n’y a que nous qui n’y avions pas droit jusqu’à ce soir. L’arrivée des étrangers nous a privés de notre travail, le seul que nous sachions faire, le seul que je puisse faire. Il est juste que les touristes nous indemnisent. Que deviendra-t-il, cet argent, lorsque l’accident sera découvert ? À condition que les premiers sauveteurs, les policiers, les ambulanciers et les dépanneurs soient assez honnêtes pour ne pas fouiller dans le sac, où ira-t-il ?