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— Ça. Tant que nous en aurons, nous pourrons poser des questions et ils y répondront. Mais si nous en manquons par trop, ce sera tout autre chose et maintenant je suis bien décidé à ne plus en manquer. J’ai tout supporté depuis ma naissance, la pitié, la moquerie et le dur travail que nous avons fourni tous les deux. Maintenant, c’est fini.

— Tu ne trouveras pas toutes les semaines une voiture accidentée à piller.

Chiva sourit.

— Pourquoi pas ? Mais tu ne comprends pas que cette nuit, pour la première fois depuis des années, nous avons eu de la chance ? Une fortune nous est tombée du ciel.

Il se renversa en arrière, la cigarette piquée vers le pare-brise.

— Tout le monde nous rejette. Moi parce que je suis infirme, et toi parce que tu ne veux pas me quitter. Dans une société décente, on m’aurait appris un métier.

Il tendit ses deux mains en avant.

— Je suis très habile de mes doigts. Je pourrais faire des montages de petits appareils électriques ou mécaniques, faire des écritures, mais comment y aurait-il de la place pour moi alors qu’un homme entier n’en trouve pas ? Je ne peux même pas partir à l’étranger, ils ne me laisseraient pas entrer chez eux, les Français, les Suisses ou les Allemands. Alors, il faut mourir ?

D’une voix que Vergara trouva un peu trop théâtrale, il déclara ensuite :

— Je me sens désormais en état de légitime défense. Pour ne pas mourir, je me défendrai.

Tout d’abord, Vergara n’attacha aucune attention au sens de cette déclaration, horripilé par le ton qui l’avait accompagnée. Puis il réfléchit.

— Que veux-tu dire par-là ?

— Plus tard, dit Chiva. Il ne nous reste plus qu’à rouler jusqu’à ce que nous trouvions une bonne auberge à midi. Je te paierai un bon repas et nous louerons une chambre pour faire la sieste. Il est impossible de rouler par une telle chaleur.

Vergara ne répondit pas, car d’autres travaux routiers étaient annoncés par des panneaux. Il dut même s’arrêter pour laisser le passage à l’autre file venant en face.

— Intéressants, ces panneaux, dit Chiva en désignant ceux qui se trouvaient devant eux.

Ils ont des cataphotes, même ceux qui portent une flèche.

Vergara n’y attacha aucune importance. D’ailleurs, c’était à son tour de passer. Chiva se pencha par la portière pour examiner encore d’autres pancartes.

— Il nous faudra une carte routière de la région, dit-il un peu plus loin.

— Tu crois que le projet de route y est porté ?

Chiva sourit.

— Peut-être, mais cette route ne m’intéresse plus du tout.

Vergara soupira.

— C’est notre dernière chance.

— Tu oublies ce pognon, dit Chiva. Pourquoi le bouder ? As-tu des scrupules, Antonio ?

Honnêtement, il se le demanda, dut avouer qu’il n’aurait pas rendu un portefeuille bien garni s’il l’avait trouvé par terre.

— Voilà, triompha Chiva. Notre pauvreté est telle que nous sommes considérés comme des suspects. Seul notre amour-propre nous empêche de nous conduire comme tels. Nous avons été stupides, mon pauvre Vergara, et nous avons perdu beaucoup de temps.

Son œil vif ne laissa pas passer la pancarte indiquant qu’une bonne auberge les attendait un peu plus loin.

— Nous allons nous payer un bon repas. Lorsque nous aurons le ventre plein, nous verrons les choses d’un autre œil.

CHAPITRE IV

Trois jours plus tard, Vergara dut se décider à faire réviser la camionnette. Le garagiste qu’il consulta ne lui cacha pas que tout le moteur était à refaire, mais, que pour cinq cents pesetas, il pouvait le prolonger pour quelque temps.

— Vous ferez bien encore quelques centaines de kilomètres, mais ce sera à peu près tout.

— Quand aurez-vous fini ?

— Ce soir.

Chiva écoutait la conversation depuis la cabine.

— On n’a qu’à aller attendre à l’auberge.

— Après ça, nous n’aurons plus un sou.

— Je sais bien, dit Chiva. Il est temps de nous en occuper sérieusement.

Vergara le déposa à la terrasse de l’auberge, alla confier la camionnette au garagiste et revint à pied. Il trouva Chiva devant un verre de vin blanc, en train de consulter la carte routière de la région. C’était son passe-temps préféré depuis quelque temps.

— Cette fois, dit Vergara, lorsque nous repartirons, nous n’aurons pas dix pesetas devant nous.

Chiva releva la tête et sourit.

— Commande un vin blanc, il est excellent. Et puis nous réfléchirons sérieusement à la situation.

Lorsque la serveuse repartit, il essaya en vain de s’intéresser à ses jambes brunes.

— Nous avons trop bien vécu ces derniers temps. Trop de repas au restaurant, trop de bon temps. Et cette maudite route qui demeure introuvable.

Chiva lui tendit son paquet de cigarettes en souriant :

— Tu fais encore semblant d’y croire ?

— Je fais semblant, moi ! s’écria Vergara.

— Oui. Parce que tu as besoin de justifier ce que tu vas faire.

Vergara haussa les épaules.

— Je ne comprends pas ce que tu dis.

— Tu ne comprends rien depuis trois jours. Lorsque je te demande de voler une plaque marquée : travaux, puis une autre sur laquelle est peinte une flèche, et puis encore une autre. Mais nous n’en avons pas assez. Lorsque la voiture sera réparée, nous retournerons au dernier chantier. Il nous faut ces espèces de chevalets colorés en rouge et blanc qui servent à barrer les routes.

Puis il tapota la carte.

— J’ai trouvé un coin épatant, à une cinquantaine de kilomètres d’ici. Si cette carte ne ment pas.

Vergara avala la moitié de son verre. Le vin était frais et il faisait bon sur cette terrasse à l’ombre. Ils avaient dépensé beaucoup d’argent, mais avaient connu des heures délicieuses.

— Une série de lacets. Les uns au-dessus des autres. Si bien que la route ne passe qu’à quelques mètres au-dessus ou en dessous, mais les voitures sont obligées d’aller jusqu’au tournant. Imagine que toi tu sois ici en observation. Bon, tu vois passer une voiture avec une plaque étrangère. Tu dévales jusqu’ici, trois tournants après en quelques secondes, alors que la voiture mettra au moins trois minutes pour parcourir la distance.

Il observa le visage de Vergara.

— Comprends-tu ?

— Parfaitement.

— En trois minutes, tu as le temps de placer les pancartes et les flèches. S’il n’y a pas de garde-fous, c’est dans la poche. Mais ça, nous ne le saurons que ce soir. Nous serions là parce que la ligne droite est suffisamment longue pour que le chauffeur accélère.

— Et la pancarte indiquant les tournants ?

— Elle sera tout au début, pas à la fin. Il doit y avoir une bonne profondeur à cet endroit. Plus de vingt mètres, toujours. Mais nous ne pouvons rien faire avant d’avoir vu.

Il tira doucement sur sa cigarette. Son beau visage d’adolescent vieillissait à peine sous l’effet de la concentration mentale. Il y avait une telle innocence dans ses traits que Vergara s’en trouva libéré. Il se pencha vers la carte avec une attention nouvelle.

— L’endroit paraît tranquille. Les gens ne doivent pas s’attarder dans ces lacets.

— Il te faudra une voiture parfaitement isolée. De ton poste d’observation, tu devras t’assurer qu’aucune autre ne suit celle que tu choisiras, ni qu’il n’y en a pas d’autres qui grimpent. Cela risque d’être long, mais indispensable.

— Les touristes aiment bien rouler de nuit. Il fait moins chaud et il y a moins de circulation.