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— Ça t’éloignera du point de chute.

— Qui peut dire où la voiture tombera exactement ? Elle peut rebondir plusieurs fois, se déporter à droite ou à gauche. S’il le faut, je me traînerai sur trois ou quatre cents mètres. Nous allons préparer la corde, le panier et le matériel.

Ils avaient acheté une lampe-torche, et Chiva lui avait fait chercher dans une décharge publique une barre de fer pouvant faire levier.

— Si quelqu’un passait par-là ?

— Le feuillage du buis cachera le tout et nous ne serons que deux pauvres chômeurs en train de manger leur saucisson rouge, à l’écart de la route.

Plusieurs véhicules étaient passés depuis leur arrivée. Beaucoup plus de vieux tacots que de voitures de tourisme.

— Tu crois que c’est le bon coin ?

— Oui, pour celui qui, de Valence, veut se rendre à Cordoue et Séville par l’intérieur.

Routes plus difficiles, mais moins encombrées. Ça compte ! Nous pouvons attendre plusieurs nuits. Pourquoi vouloir réussir tout de suite ?

— Le matériel ?

— Tu le cacheras dans le fossé. Personne n’y fera attention et croira que les cantonniers l’ont laissé là. N’oublie pas de déposer la pancarte-travaux au début de la ligne droite. Le chauffeur la verra, ne s’étonnera pas qu’il soit dévié. Puis tu placeras les chevalets, les flèches. Nous allons nettoyer un peu cette plate-forme pour que l’abondance de grosses pierres n’inspire de la méfiance.

Vergara déposa son ami sur le sol, et ils lancèrent les cailloux dans le précipice. Ils tombaient sans bruit et Vergara trouva le silence insupportable.

— Parfait, dit Chiva, l’endroit est net. En pleine nuit, il sera parfait et nul ne se doutera de ce qui l’attend là-bas.

Il voulut que Vergara le porte pour avoir la vision d’un automobiliste à son volant. Un pli de contrariété apparut sur son front.

— Malgré tout, ce n’est pas encore suffisant. Il faudrait que tu places une flèche ici.

— Elle manquera ailleurs.

— Il faut la fabriquer. Prends les planches d’une caisse, trouve un piquet. Nous la piquerons de telle façon qu’elle rassurera le chauffeur. Ah ! tu n’oublieras pas, pendant que je serai en bas, de mettre toutes les pancartes dans la camionnette. C’est-à-dire que tu iras les chercher toutes pendant que l’auto basculera et avant que je descende. Tu te contenteras de les apporter et tu les arrangeras mieux lorsque je serai au fond. Il peut arriver une autre voiture.

Les deux hommes mangèrent ensuite dans le crépuscule. Les véhicules devenaient plus rares et leur cadence de passage se situait entre dix et quinze minutes.

— Excellent, disait Chiva. Nous ne serons pas gênés par d’éventuels clients. Je viens de penser à une chose. Il est possible qu’au dernier moment le chauffeur freine au bord du vide. Il n’ira pas très vite et peut très bien faire pile à un mètre ou deux. Il ne faudra pas hésiter une seconde.

— J’y pensais également, dit Vergara. Je serai prêt et ne lui donnerai ni le temps de descendre de voiture ni de faire marche arrière. Ce serait la catastrophe.

— Dès qu’il fera nuit, tu m’installeras dans le panier et tu monteras en haut, trois tournants au-dessus. Tu peux fumer, mais cache ta cigarette. Dès que tu as repéré la voiture, tu fonces ici. Pas la peine de me prévenir, je comprendrai.

— Combien de temps dois-je rester en haut ?

— Je suppose qu’après minuit nos chances seront nulles. D’ailleurs, les passages s’espaceront. Tu verras à peu près.

Vergara escalada la pente raide qui menait à la partie de la route au-dessus d’eux, à une dizaine de mètres à peine. Il atteignit le troisième palier en quelques minutes. Il ne lui en faudrait pas une pour se laisser glisser jusqu’à Chiva, deux au maximum pour mettre les pancartes en place, trois peut-être ? Mais la voiture aurait près de deux kilomètres à parcourir à vitesse très réduite. La comarcale n’avait pas de revêtement, et la vitesse ne pouvait dépasser les trente à l’heure. Les lacets en épingle à cheveux se négociaient au pas.

Lorsqu’il entendit un bruit de moteur, il se plaqua contre la paroi, ne laissant dépasser que sa tête en partie cachée par une grosse pierre. Bien avant que le véhicule ne soit là, il fut certain qu’il ne ferait pas l’affaire. Un quelconque tacot de paysan attardé. En effet, une antique Fiat passa devant lui. Les flancs blancs de la montagne reflétaient la lueur des phares, et il vit un homme seul cramponné au volant. Longtemps le moteur bourdonna, même lorsqu’il fut à dix kilomètres, tout au fond de la vallée.

L’odeur de la cigarette de Chiva monta jusqu’à lui, et il sourit. Son ami avait une façon toute particulière de fumer, ne tirant qu’imperceptiblement sur son rouleau de tabac. Le résultat donnait beaucoup plus de parfum à la fumée rejetée. Vergara avait toujours admiré Chiva pour de nombreux détails similaires. Ainsi, il n’avait pas son pareil pour raser sa barbe sans paraître rasé de frais. Il était toujours impeccable, et, installé dans une voiture de luxe, il aurait pu passer pour un homme élégant et raffiné.

Raffiné, c’était le mot. Dans son immobilité forcée, Chiva fignolait son apparence, ses gestes. Il mangeait avec distinction et pas du tout comme un pauvre manœuvre. Vergara essayait parfois de l’imiter, mais son naturel reprenait le dessus.

Il se rendit compte que, depuis un bon quart d’heure, il n’était plus passé un seul véhicule. Ce ne serait peut-être pas pour cette nuit-là, et il ne savait s’il devait s’en réjouir ou non. Chiva ne s’attardait pas sur le sort des occupants de cette voiture qu’ils voulaient précipiter dans le vide. Vergara reconnaissait qu’il avait raison. Nul ne s’était jamais préoccupé d’eux depuis bien des années, et il en était ainsi pour la majeure partie de la population. Ces touristes, ces gens riches, ne pouvaient pas être innocents. En Espagne, les riches ne l’étaient pas le moins du monde. En France, en Allemagne ou en Suisse, ils ne pouvaient pas être meilleurs. Il récapitula les riches de son village natal. Tous des possédants, tous des gens qui vivaient du travail des autres. Une dizaine de riches pour trois cent cinquante habitants. Dix riches représentaient une trentaine de personnes avec leur famille. Trente personnes heureuses, très heureuses, et trois cent vingt très malheureuses, atrocement malheureuses.

— Ce n’est pas possible.

Et il souhaita avec colère que le moteur qui bourdonnait dans le lointain soit celui d’une voiture de sport. Mais il dut se rendre à l’évidence. Ce n’était qu’un camion qui peinait dans le col avant d’entreprendre la descente dangereuse.

La cabine était éclairée et contenait deux hommes qui mangeaient. Le chauffeur mastiquait un gros morceau tout en tenant le volant à deux mains. Le chargement se composait de traverses de bois dégageant une odeur de créosote. On devait démolir une voie ferrée désaffectée, dans la région.

Il suivit des yeux les feux rouges du poids lourd, le vit passer quelques mètres en dessous de lui. S’il l’avait voulu, il aurait pu se laisser choir sur le chargement sans trop de mal. Il sourit à cette pensée.

Un coup de sifflet discret l’alerta. Il se pencha et comprit pourquoi Chiva le prévenait. Un groupe d’hommes montait vers le col à bicyclette. Ils pédalaient avec peine, haletant et grognant des jurons atrophiés. Il se plaqua de son mieux contre la paroi, ne bougea plus. Le moindre caillou détaché aurait pu le faire découvrir. Il suffisait que l’un de ces hommes relève la tête. Décidément, Chiva avait l’œil partout.

— On arrive, dit l’un des hommes lorsqu’ils passèrent à hauteur de sa tête, laissant une odeur forte de respiration et de vin derrière eux.