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Dégoûtée par la saleté repoussante de la pièce, la silhouette hésita quelques instants sur le seuil, paralysée par la crainte d'attraper une maladie en mettant seulement un pied dans cette porcherie. Prenant son courage à deux mains, elle inspira profondément et bloqua sa respiration. Sans même essayer de savoir sur quoi elle mettait les pieds, elle se dirigea vers la fenêtre, qui semblait ne pas avoir été manipulée depuis des semaines.

D'un geste victorieux, elle repoussa les volets de bois. L'air pur envahit la pièce en même temps que les rayons du soleil. Cette double intrusion fut un choc trop violent pour Guicciardini, qui se réveilla en sursaut.

- Pute borgne! Qui veut m'assassiner de manière aussi barbare?

- Debout, gros paresseux, lui lança la jeune fille qui se tenait devant lui. Il est grand temps que tu te lèves!

- Mais enfin, Annalisa, quelle heure est-il?

- Sept heures et demie, Ciccio. Allez, debout!

- Ce n'est pas une heure à mettre un chrétien dehors! Bonne nuit...

Comme si la présence de la jeune fille n'était rien d'autre qu'un délicieux prolongement de son rêve érotique, son corps rebondi entama un lent mouvement de translation vers le mur opposé à la fenêtre, là où résidait sa seule chance d'échapper aux effets néfastes de la lumière. Il grogna, puis se rendormit aussi sec, tandis que la jeune fille le contemplait d'un air stupéfait.

Un sourire joyeusement pervers naquit sur ses lèvres lorsqu'elle aperçut, posé sur un petit guéridon, coincé entre un torchon graisseux et une bougie à demi consumée, un vieux broc plein d'une eau croupie. Sans la moindre hésitation, elle le souleva et le déversa sur le visage de l'adolescent, dont le songe se transforma soudainement en cauchemar.

Il grommela à l'adresse de son bourreau:

- Que désirez-vous, mademoiselle? Pour un baiser, il faudra repasser demain. J'ai trop mauvaise haleine aujourd'hui.

- Tu rêves, Ciccio. Je réserve ma tendresse aux jeunes gens qui ont un minimum de propreté.

- Si tu n'es pas venue pour abuser de mon corps particulièrement excitant, que fais-tu là, alors?

- C'est Teresa qui m'envoie. Tu lui as promis hier soir d'assister à la messe.

- Tu dois faire erreur sur la personne. Que veux-tu que j'aille faire à la messe? Je n'y ai pas mis les pieds depuis des années!

- Tu lui as dit vouloir entendre le sermon de Savonarole.

- Je me moque de ce fichu moine. Je veux dormir, c'est tout!

- D'après Teresa, tu aurais braillé toute la soirée que le charme de Savonarole était - je cite tes propres mots - "comparable à la virilité vulgaire d'un maquereau de bas étage" à côté de ton raffinement. Tu étais bien en verve, dis-moi!

- Oh, mon Dieu! J'étais plein comme une barrique... Je ne me rappelle plus rien. La prescription est immédiate dans ce genre de situation.

- Quel dommage que tu aies oublié tes exploits! Teresa vous a pourtant chassés à coups de balai, Niccolò et toi, quand elle vous a surpris en train de pisser sur le mur de sa taverne.

- Elle manque d'humour, cette mégère. Après tout, nous n'avons fait que lui rendre ce que nous avions bu chez elle! Fiche-moi la paix, j'ai sommeil. Je ne peux pas me réveiller aux aurores et être à la fois le fêtard le plus aimé de la ville.

- Ça suffit, lève-toi maintenant! rétorqua Annalisa, de plus en plus agacée par l'épaisse créature languissante qui se tenait devant elle.

Le ton de la jeune fille n'admettait plus aucune contestation. Guicciardini comprit que sa nuit était définitivement terminée. Il se redressa de mauvaise grâce et enfila au hasard quelques vêtements ramassés par terre.

- Ça y est, je suis prêt.

Annalisa fit une grimace de dégoût, que Guicciardini prit pour un compliment masqué, puis les deux jeunes gens se dirigèrent à vive allure vers la cathédrale Santa Maria del Fiore. Essoufflés, ils y parvinrent quelques minutes seulement avant l'heure. Ils n'eurent aucun mal à apercevoir Teresa, qui se mit à leur faire de grands signes de la main dès qu'elle les vit. Elle leur avait gardé des places à côté d'elle, le long de l'allée centrale, juste en face de la chaire d'où Savonarole faisait ses sermons.

- Magnifique, gémit Guicciardini en s'asseyant. On va pouvoir admirer ton moine sous tous les angles.

- Tais-toi donc. Et n'oublie pas que je t'attends dès la fin de la messe à la taverne avec un seau et une éponge pour nettoyer le mur que tu as souillé hier soir.

Guicciardini n'eut pas le courage de répondre. Il se contenta de soupirer en contemplant ses bottes crottées.

Le cortège fit son entrée à l'instant précis où les cloches sonnèrent huit heures. Le front ceint d'une couronne d'aubépine, une centaine de jeunes enfants, frigorifiés sous leurs fines aubes immaculées, pénétrèrent dans l'église, portant chacun un cierge à la main. Les quarante moines du monastère de San Marco les suivaient, vêtus de la robe noire et blanche de l'ordre de saint Dominique, en chantant le cantique Salvum me fac, Domine, repris en chœur par le millier de fidèles entassés dans la cathédrale.

Savonarole se tenait au milieu du cortège, entouré des quatre moines chargés de sa protection. Même immergé au cœur d'une telle multitude, son magnétisme happait tous les regards. Physiquement, sa banalité était pourtant frappante. D'une corpulence très moyenne, il était dépassé de près d'une tête par tous les autres moines. Son dos, usé par la lecture prolongée des Saintes Écritures, s'était voûté avec le temps, si bien que son cou paraissait s'enfoncer dans ses épaules trapues. L'apparente médiocrité de ce corps semblait avoir été voulue pour mettre en évidence des yeux grands et sombres, qu'une imperturbable foi faisait rayonner. Derrière l'apparence d'un objet, Savonarole voyait toujours la main de Dieu qui l'avait façonné, et quand il fixait quelqu'un, on eût dit que son regard perçait son enveloppe charnelle pour atteindre le tréfonds de son âme.

En passant devant Annalisa, il ne put s'empêcher d'admirer la jeune femme, dont la plastique remarquable aurait amené n'importe quel saint à se damner. Mais il n'y avait en lui aucune concupiscence, ni aucun désir.

Durant les quelques secondes que dura ce contact, Annalisa se sentit néanmoins pénétrée au plus profond d'elle-même. La foule disparut de son champ de vision, tous les bruits s'estompèrent et le temps parut se pétrifier. Incapable de se détacher de ces pupilles qui la scrutaient intensément, la jeune femme fut gagnée par une sérénité si parfaite qu'elle en frissonna d'émotion.

Brutalement, Savonarole détacha son regard de celui d'Annalisa et le lien mystérieux qui les unissait se brisa net. Lorsque les sons et les images envahirent à nouveau ses sens, elle retomba lourdement sur le banc, haletante, incapable du moindre mouvement.

- Mon Dieu... eut-elle seulement la force de murmurer.

Le même sentiment de calme et de plénitude avait envahi chacun des membres de l'assemblée, à l'exception notable de Guicciardini, qui se contenta de lever les yeux en soupirant d'ennui au moment où le moine passa devant lui.

Une fois dans le chœur, Savonarole s'agenouilla devant la Crucifixion suspendue au-dessus du maître-autel. Sous le corps puissant et musculeux du Christ peint par Giotto, celui du moine, recroquevillé en position de prière, semblait étonnamment chétif. Le dominicain alla ensuite s'asseoir dans la stalle qui lui était réservée dans le chœur, tandis que l'église restait plongée dans le silence. Au bout d'une longue minute, il se redressa lentement et, suivi de deux jeunes enfants de chœur qui agitaient des encensoirs, il s'avança vers la chaire adossée au premier pilier de la nef.

Cela faisait désormais près d'un an et demi qu'il prêchait du haut de cette chaire. Au début, lorsque ses sermons quotidiens n'étaient encore suivis que par une poignée de fidèles, il se contentait de commenter les textes sacrés. Quelques mois cependant avaient suffi pour que sa renommée se répandît à travers toute la cité; voyant les fidèles affluer en nombre et profitant de la situation, Savonarole se mit à prôner l'instauration d'un régime populaire.