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Cette prise de position, qui avait fait de lui l'idole du peuple et lui avait apporté un immense poids politique, lui avait également attiré bien des inimitiés parmi les puissantes familles de l'aristocratie, d'autant plus furieuses que les mœurs parfaites du moine ne laissaient aucune prise à la critique.

Alexandre VI lui-même avait pris ombrage de ce modeste moine, qui se permettait de critiquer le luxe et le vice dans lequel, disait-il, se vautraient sans vergogne les membres de la curie romaine. Bien entendu, le pape savait fort bien que Savonarole n'avait pas vraiment tort. Nul n'ignorait les pratiques des prélats romains, dont Alexandre lui-même - surtout préoccupé d'accumuler les richesses, les maîtresses et les enfants illégitimes - était un parfait représentant.

Il n'était pas convenable, bien sûr, que des membres du clergé introduisissent dans les Évangiles des préceptes tels que: "Nourris-toi chaque jour des mets les plus fins et bois les meilleurs vins jusqu'à t'en faire exploser la panse", ou bien: "Garde toujours une place chez toi pour la courtisane qui pourrait arriver à l'improviste", mais il était plus inconvenant encore que la critique provînt du sein même du clergé. Qu'un moine appelât du haut de sa chaire au renouveau d'une Église pure et respectueuse des vertus premières, c'était plus que le pape ne pouvait supporter.

Il avait donc excommunié le rebelle, sans que cela mît un terme à ses sermons, ni lui ôtât le soutien de la population. Le résultat avait même été contraire aux desseins pontificaux, puisque le mouvement de contestation lancé par le dominicain ne cessait de s'étendre.

En gravissant les marches de la chaire, Savonarole songea à la tête que ferait le pape lorsqu'il recevrait le compte rendu de son discours. Il ne put s'empêcher de frémir à cette délicieuse perspective. Parvenu dans le petit espace qui lui était imparti, il appuya ses mains sur le marbre sculpté plus de deux cents ans plus tôt par le ciseau exubérant d'Andrea Pisano. Sa voix grave s'éleva dans le silence de la nef:

- Mes bien-aimés en Jésus-Christ, commençons par remercier le Seigneur, qui a si souvent sauvé notre cité des nombreux périls qu'elle a affrontés.

Il fit une courte pause et en profita pour jeter un regard circulaire sur son auditoire.

- Mais il nous faut également L'implorer, car nous sommes aujourd'hui face à un danger infiniment plus grand que tous ceux contre lesquels nous avons eu à lutter par le passé.

Un frisson parcourut la foule.

- Oui, mes frères... Dieu a voulu nous punir de nos péchés et il nous a envoyé une terrible menace. Non veni mittere pacem, sed gladium, a-t-il dit: "Je ne suis pas venu amener la paix, mais le glaive". La guerre frappe à nos portes et le roi de France veut nous y entraîner à ses côtés, alors que nous nous y refusons depuis plusieurs mois déjà. Florence doit vivre dans la paix et dans l'union si elle veut survivre aux temps cruels qui l'assaillent!

Annalisa et Teresa paraissaient hypnotisées par les paroles du moine. Guicciardini leur jeta un coup d'œil narquois. Il trouvait ce discours aussi pompeux que lassant, aussi entonna-t-il à voix basse une chanson où il était question de femmes nues et de gobelets d'alcool. Sans préavis, Teresa abattit sèchement sa main sur le crâne du garçon.

Outré que son humour ne soit pas apprécié à sa juste valeur, Guicciardini se renfonça contre le banc, ferma les yeux et commença à rêvasser. Les paroles de Savonarole lui paraissaient de plus en plus lointaines, comme si le moine se trouvait désormais dans une autre pièce.

- Je vous en conjure, mes frères, priez le Seigneur, afin qu'il nous donne la force de combattre la guerre et de refuser aux Français ce qu'ils exigent de nous!

Guicciardini se mit à somnoler, malgré les accents féroces que prenait la voix du moine.

- Priez le Seigneur et apaisez Sa colère! Bannissez le péché de vos vies et entrez dès cet instant dans la sainteté!

La foule reprit en chœur un "amen" tonitruant, qui fit presque trembler l'église, sans pour autant tirer le jeune homme de sa paisible torpeur. Son rêve préféré, celui d'une taverne emplie de poivrots reprenant en chœur ses chansons, s'était emparé de son esprit, en même temps qu'une expression béate se posait sur son visage.

Guicciardini fut tiré de son sommeil par le coup que lui asséna le postérieur rebondi de Teresa lorsque celle-ci se releva. Tout surpris de ne pas retrouver la quiétude de sa salle d'étude, il contempla quelques instants les tableaux dont étaient recouverts les murs de la nef, effrayé par la piètre qualité des madones et des angelots qui l'entouraient.

Annalisa et Teresa arboraient un air satisfait, que Guicciardini, cette fois bien réveillé, reprit à son compte. Ils attendirent encore quelques instants que la nef se fût vidée de la plus grande partie de la foule, puis gagnèrent l'allée centrale.

- Quel moment merveilleux! glapit Teresa, le visage rouge d'émotion, en se rattachant les cheveux.

- Ses paroles m'ont littéralement bercé, il n'y a pas d'autre mot! renchérit hypocritement Guicciardini.

- Je ne m'attendais pas à une réaction aussi enthousiaste de ta part... s'étonna Annalisa.

- J'avais des craintes infondées, ma chère. Mais j'ai enfin compris que la vie dissolue que j'ai menée jusqu'à présent était vouée à l'échec. À compter de ce jour béni, je jure de ne plus mettre les pieds dans le moindre endroit de débauche. J'ai même la ferme intention de consacrer ma vie à l'étude des Évangiles. Adieu, coquines et gueules de bois! Tout cela appartient au passé désormais.

- Non, ce n'est pas vrai! s'exclama Teresa avec satisfaction, prête à dispenser Guicciardini des travaux de nettoyage qui l'attendaient.

- Bien sûr que non, nigaude, lui répondit le jeune homme en éclatant de rire, très fier de sa plaisanterie. Le seul effet que m'a fait ton moine adoré est identique à celui d'un cruchon de mauvais vin: aussi répugnant que soporifique!

Teresa le toisa d'un air hautain, menaçant de frapper. Guicciardini vit passer dans ses yeux un éclair meurtrier, aussitôt réfréné par le rapide calcul du manque à gagner que lui coûterait la perte d'un de ses plus fidèles clients.

- Imbécile! se contenta-t-elle de dire.

Furieuse elle aussi, Annalisa se dirigea à grands pas vers la sortie. Penaud, Guicciardini la suivit, tandis que Teresa trottinait quelques mètres derrière. À peine la jeune femme eut-elle franchi le seuil de l'église que sa colère sembla s'évanouir d'un coup. Elle se précipita vers un vieillard appuyé contre un chêne plusieurs fois centenaire, mais néanmoins beaucoup plus vigoureux que lui.

- Mon oncle, vous êtes venu me chercher! dit-elle en l'enlaçant avec tendresse.

- Comment pourrais-je manquer à ma parole? Tu es ma nièce préférée, tout de même!

- Je suis votre seule nièce!

Faisant mine de ne pas avoir entendu, le vieil homme salua Guicciardini et Teresa.

- Cela fait bien longtemps que je ne t'ai pas aperçu à mes cours, Piero. Quand me feras-tu l'honneur de venir discuter de philosophie avec mes autres élèves?

Le garçon lui adressa un sourire forcé.

- En fait, j'avais l'intention de venir ce matin. J'ai malheureusement été un peu retardé par la messe. Vous ne le savez sans doute pas, maître, mais la religion est devenue la principale passion de mon existence.

Bien décidée à ne pas laisser un tel mensonge impuni, Teresa lui porta un violent coup de coude dans l'estomac. Au bord de l'étouffement, Guicciardini se plia en deux de douleur. Marsilio Ficino contempla la scène sans intervenir. Le vieux philosophe appréciait à sa juste valeur le rôle que jouait Teresa dans l'éducation de ses jeunes élèves. Il savait que, sous ses abords rudes, elle leur vouait une réelle tendresse, proportionnelle à la violence des soufflets qu'elle leur assénait lorsqu'elle n'était pas satisfaite de leur comportement.