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Il connaissait assez les délicats rouages de l'existence pour savoir que le rôle du pédagogue ne se limite pas à dévoiler les arcanes de la pensée platonicienne. Au fond, les leçons que délivrait chaque soir Teresa dans la moiteur de sa taverne valaient amplement ses cours. Il se souvenait avoir lui-même consacré bien des nuits à écluser les tavernes de Naples, près de cinquante ans plus tôt, du temps où il y étudiait ses humanités. Il s'y était beaucoup amusé, avait beaucoup bu, beaucoup vomi et appris plus encore.

Il avait malheureusement dû quitter précipitamment la capitale du royaume des Deux-Siciles, après qu'un mari un peu trop jaloux eut chargé deux brutes de lui rapporter ses testicules sur un plateau d'argent. Peu désireux de finir comme Abélard, Ficino s'était enfui, traînant piteusement sa mule chargée de livres au gré des maigres emplois de précepteur qu'il parvenait à trouver. Après avoir perdu presque cinq ans à éduquer les rejetons d'aristocrates de campagne désargentés, il avait compris qu'il lui fallait élever le niveau de ses ambitions s'il ne voulait pas moisir ad vitam æ ternam dans quelque bourgade perdue au milieu des Apennins.

Un soir d'hiver, il avait sorti sa liasse de diplômes de l'étui de cuir qui les protégeait. Il avait relu une dernière fois ces témoignages d'une existence jusqu'alors vouée à l'échec le plus total et les avait rageusement jetés dans l'âtre de la cheminée. Après les avoir regardés se consumer, il avait chargé sa mule et avait laissé la fortune le guider vers des cieux plus favorables.

Il avait cheminé au hasard des routes jusqu'à Florence, où il était arrivé en mars 1467. Il était parvenu à trouver un modeste emploi de commis dans la librairie d'Alfredo Palma, réputée pour être la mieux fournie de la cité. Au contact des livres, qui le consolaient pourtant d'un travail obscur et mal rémunéré, ses rêves de gloire semblaient s'être dissipés plus vite encore que le dernier souffle d'un pestiféré.

C'est dans cette boutique qu'il avait un jour rencontré Laurent de Médicis, qui venait régulièrement s'y approvisionner. Le chef de la puissante famille avait discuté toute la nuit avec cet employé, dont la vaste culture l'étonnait autant qu'elle l'émerveillait. Quelques semaines plus tard, le Magnifique avait fait de Ficino le précepteur de ses enfants. Au bout de six mois, il lui avait confié la responsabilité de la bibliothèque, où il conservait l'immense collection de manuscrits et d'incunables rassemblés grâce à un solide réseau d'espions, de commerçants bien informés et d'érudits chèrement soudoyés.

En quelques années seulement, Ficino était ainsi devenu un personnage puissant. Autour de lui se pressaient des philosophes, à l'image d'Argiropoulos, venu de Grèce pour enseigner aux fils des meilleures familles les mystères de la pensée d'Aristote, et aussi des artistes, tels Andréa Del Verrocchio, dont le David de bronze, racé et vigoureux, trônait dans le salon du palais des Médicis. Placé au centre de ce tourbillon d'intelligence et de talent, Marsilio Ficino avait savouré chaque instant de sa nouvelle existence. Les années s'étaient ainsi doucement écoulées, jusqu'à ce jour funeste de 1492 où Laurent de Médicis mourut.

Deux ans plus tard, son fils Piero avait été chassé du pouvoir par la populace, qui avait instauré une république en lieu et place du gouvernement médicéen. Un à un, les artistes réunis par Ficino avaient alors fui la ville, dépités de voir que l'argent public ne permettait plus de financer leurs travaux. Michelangelo Buonarroti était ainsi parti à Rome. Le vieux Verrocchio s'était exilé à Venise, où le Sénat l'avait couvert d'or, tandis que son meilleur élève, Leonardo, avait trouvé refuge à Milan, auprès de la cour des Sforza.

Les rares amis qui avaient décidé de rester étaient morts. Las de ne plus apercevoir dans la capitale toscane que de vagues souvenirs de sa grandeur passée, Pic était ainsi allé s'enfermer dans son château de la Mirandole et n'en était plus sorti que dans un cercueil. Bardo Corsi, qui n'avait cessé de pleurer la mort du Magnifique, dont il était le plus fidèle compagnon de beuveries, avait dépéri en quelques mois, ruminant sa hargne contre la république nouvelle.

L'un après l'autre, Ficino les avaient conduits dans le lieu de leur repos éternel. Sombre entre tous fut le jour où il avait accompagné Politien dans son ultime demeure, un simple caveau creusé dans la crypte de l'église Santa Croce.

Par malheur, malgré toutes ses prières, la mort n'avait pas voulu de lui. En attendant qu'elle vînt enfin le cueillir, Ficino consacrait toute son activité à préserver les deux seules choses qui lui tenaient encore à cœur. La première était la Bibliothèque médicéenne, ultime relique de l'héritage de son vieil ami Laurent. La seconde était sa nièce Annalisa, qu'il avait recueillie à la mort de ses parents, quinze ans plus tôt, dans l'incendie de leur maison.

Annalisa allait désormais sur ses dix-huit ans. Ficino la chérissait comme une œuvre d'art, aussi en avait-il fait une jeune femme érudite, versée dans le latin comme dans le grec, et s'empressait-il de satisfaire chacun de ses désirs.

Il sourit en contemplant le brillant résultat de son éducation.

- Tu as toujours envie de venir chercher quelques livres à la Bibliothèque?

- Plus que jamais! Cela fait au moins une semaine que vous ne m'y avez pas emmenée!

- Alors, allons-y! conclut gaiement le vieillard.

- Je vous accompagne, intervint Guicciardini, qui estimait sans doute moins l'intelligence du vieux philosophe que les formes parfaites de sa nièce.

Teresa s'interposa, faisant barrage de son corps entre le jeune homme et la perspective de passer un agréable moment en compagnie d'Annalisa.

Elle le toisa avec sévérité.

- Pas question, mon gaillard. N'oublie pas que tu as un travail de nettoyage qui t'attend. J'ai une taverne qui pue la pisse, moi!

Convaincu d'être le souffre-douleur d'un dieu particulièrement mesquin et désœuvré, Piero Guicciardini observa Ficino et sa nièce s'éloigner. Loin d'attendrir Teresa, son air désespéré fit naître sur ses lèvres une moue impitoyable.

- Allez, au travail, mon garçon! Si tu te dépêches, tu auras peut-être fini avant ce soir...

Avant même d'entrer dans la salle de lecture de la Bibliothèque, Marsilio Ficino eut l'étrange pressentiment que son antre avait été profané. Sa respiration se fit hésitante, tandis que le rythme des battements de son cœur s'accélérait dangereusement. La main sur la poitrine, il dut s'appuyer quelques secondes sur l'épaule de sa nièce pour ne pas s'effondrer au beau milieu de l'escalier.

Son corps fatigué lui avait déjà adressé de nombreux avertissements au cours des dernières années, et l'accumulation des deuils et des déceptions avait achevé de l'épuiser. Ficino se savait en sursis depuis que Corbinelli l'avait prévenu que le moindre choc pouvait le tuer.

Si ce qu'il redoutait se vérifiait, plus rien, pas même sa nièce, ne le retiendrait à la vie. La mort pourrait alors bien l'emporter, il n'en avait cure.

Dès qu'il franchit le seuil de la salle, il vit que la petite porte qui fermait la salle secrète avait été arrachée de ses gonds et jetée sur le sol. Affolé, il se précipita dans la pièce. C'était le saint des saints de la Bibliothèque, dans lequel seuls quelques rares initiés avaient l'autorisation de pénétrer, car les témoignages les plus précieux de la pensée florentine y étaient réunis. Ficino ne connaissait pas de plus grand plaisir que de feuilleter, de longues heures durant, les parchemins annotés de la main d'illustres écrivains toscans que le Magnifique avait patiemment rassemblés là.