Piero Guicciardini fit un signe de la main pour réclamer la parole.
- Attendez, maître... Les assassins savaient par avance ce qu'allait faire Niccolò, avez-vous dit. C'est bien cela?
Le philosophe hocha la tête.
- Dans cas, ils avaient prévu qu'il ramènerait Boccadoro ici.
- Je crains que tu n'aies raison, Piero. Nous sommes tombés dans leur piège comme des enfants. Nous allons devoir veiller très attentivement sur elle.
Comme s'il voulait repousser ce sinistre augure, le philosophe se tut et le silence retomba sur la petite assemblée. Ficino contempla son assiette tachée de sauce. Il se sentit soudain profondément las. La mort rôdait autour de lui depuis trop longtemps. La couleur du sang avait souillé tout ce à quoi il tenait. Il avait maintenant peur pour les dernières personnes qui lui étaient encore chères.
- Nous avons fait une terrible erreur en amenant Boccadoro ici, conclut-il d'une voix fatiguée. Enfin... Ce sera peut-être un mal pour un bien. En tout cas, mes garçons, ne la quittez pas des yeux. À aucun moment vous ne devez leur laisser la possibilité de l'atteindre.
Il se releva en prenant appui sur le dossier de sa chaise et se dirigea vers la cuisine.
- Bah... N'y songeons plus pour ce soir. Allons plutôt voir si nos deux donzelles ne se sont pas entre-tuées.
Annalisa et Boccadoro étaient agenouillées devant la large cheminée. Tournant le dos à l'entrée, elles ne se rendirent pas compte tout de suite qu'on les observait. Boccadoro prononça quelques mots à voix basse. Le rire joyeux d'Annalisa résonna dans la pièce.
- Je vois que vous avez fait connaissance! s'exclama Ficino.
Les deux jeunes filles se retournèrent d'un même mouvement, un peu troublées d'avoir été prises sur le fait.
- Boccadoro me racontait des histoires de son pays, se justifia maladroitement Annalisa. Elle vient d'Afrique, vous savez!
Vettori se précipita dans la brèche.
- Merveilleux! Est-ce vrai ce qu'on raconte? Que là-bas certains hommes dévorent la cervelle encore chaude de leurs ennemis après la bataille?
- Je n'ai jamais entendu parler de ces guerriers cannibales, répondit Boccadoro avec un sourire indulgent. Il n'y en a pas dans ma région. Peut-être vivent-ils plus au sud...
- D'où viens-tu?
- Ma terre n'est séparée de la vôtre que par un mince bras de mer.
Boccadoro souriait toujours, mais ses yeux étaient empreints d'une profonde nostalgie.
- Comment es-tu arrivée ici? lui demanda Machiavel.
- Un marchand m'a achetée à mes parents lorsque je suis devenue femme. J'avais quatorze ans quand il m'a amenée ici avec lui. Il était amoureux de moi, vous comprenez? Il me voulait pour lui... Pour lui seul. Je m'occupais de sa maison et je partageais sa couche. Ça a duré un peu plus de deux ans. Puis ses affaires se sont dégradées et il a été contraint de me vendre à donna Stefania. J'ai eu de la chance, elle aussi s'est montrée très bonne avec moi.
- Et qu'est devenu l'homme qui t'a amenée ici?
- Il est mort, répondit la prostituée en fixant le fond de l'âtre. Il y a moins d'une semaine...
- Trevi... murmura Machiavel.
Boccadoro acquiesça:
- Il n'a jamais cessé de m'aimer, même après m'avoir vendue. Il me disait tout le temps qu'il me rachèterait.
- Il avait vraiment l'argent? Elle ne t'aurait jamais laissée partir, même contre une fortune.
- Trevi était malin. Lorsqu'il m'a vendue, il a fait signer à donna Stefania une clause stipulant que, s'il parvenait à réunir cinq mille ducats, elle serait obligée de me céder à lui. Chaque mois, il parvenait à économiser vingt ou trente ducats. Seulement, ça n'allait pas assez vite à son goût. Alors il a voulu accélérer les choses...
- Il a volé quelqu'un? demanda Guicciardini.
- Non, il n'était pas toujours très honnête, mais ce n'était pas un voleur. C'est à cause de ce moine, au bordel.
Annalisa manqua de s'étouffer:
- Un moine? Dans un bordel?
- Ce n'est pas le premier serviteur de Dieu que j'ai comme client. J'ai même eu un évêque une fois! Si tu connaissais le nom de tous ceux qui viennent chez donna Stefania, tu serais bien surprise!
D'un clin d'œil entendu, Guicciardini fit comprendre à Ficino qu'il n'ignorait rien de ses aventures avec la maquerelle. Le philosophe ne put empêcher un léger rosissement de gagner ses joues.
- Le moine est arrivé il y a un peu plus de deux ans. Personne ne l'avait jamais vu auparavant, mais il est très vite devenu un habitué. C'était un client étrange. Il refusait absolument de se déshabiller. Un jour, cependant, il a soulevé sa robe un peu plus haut que d'habitude et j'ai aperçu les cicatrices sur son torse.
- Les cicatrices?
- Deux balafres, l'une horizontale et l'autre verticale. Elles forment une croix qui part de la base du cou et va jusqu'au nombril. Quand je le lui ai dit, Trevi est devenu comme fou. D'après ce que j'ai compris, il l'avait rencontré en Afrique. Ils devaient traiter ensemble et l'autre avait essayé de le rouler. Trevi ne connaissait pas son vrai nom. À l'époque, il se faisait appeler Princeps, parce qu'il vivait dans une sorte de palais, avec des dizaines de serviteurs. Selon Trevi, il avait dû quitter la ville il y a très longtemps, à cause d'un très gros scandale.
Elle fit une pause pour reprendre son souffle.
- Le lendemain, Trevi a guetté l'apparition du moine. Il l'a suivi pendant près d'une semaine. Il a fini par découvrir ce qu'il tramait.
- Sais-tu ce qu'il avait appris?
- Non, il n'a jamais voulu me le dire. Il prétendait que je serais en danger si j'étais mise au courant.
- Tu as quand même mis la main sur quelque chose d'intéressant: tu as volé la lettre de change au moine.
- Oui, souffla Boccadoro. Elle dépassait de la poche de sa robe. Il ne s'est pas rendu compte que je m'en étais emparée. Le soir même, Trevi est allé chez lui pour le menacer de rendre publique la lettre s'il ne lui donnait pas de l'argent. Beaucoup d'argent... Assez pour me racheter.
- Il pensait qu'elle suffirait à le protéger... songea Ficino à voix haute. Cela prouvait que le traître était à la solde de Saint-Malo. Il ignorait combien l'homme était dangereux.
- Il l'avait pourtant mise en sûreté chez un de ses amis, un peintre. Il était sûr que personne n'irait la chercher là-bas. Del Garbo l'a cachée en lui laissant des indices suffisants pour la retrouver en cas de problème.
- Comment Trevi a-t-il réagi en apprenant la mort de Del Garbo?
- Il est retourné voir le moine et a menacé de le dénoncer pour l'assassinat s'il ne lui donnait pas plus d'argent encore.
- Et qu'a fait le moine? demanda Annalisa, tout acquise à sa cause.
- Il était furieux. Il ne voulait rien donner avant d'avoir vu la lettre.
- Le problème était que Trevi ne l'avait plus...
- Del Garbo l'avait trop bien dissimulée. Il a retourné tout l'atelier sans mettre la main dessus. Il était terrifié car il savait que le moine finirait tôt ou tard par envoyer quelqu'un pour le tuer.
- Ça n'a pas manqué, c'est le moins qu'on puisse dire... conclut Guicciardini dans un de ces délicats euphémismes dont il avait le secret.
- Je suis alors allée voir donna Stefania. Je ne voulais pas la mêler à tout cela, mais je devais m'enfuir pour ne pas connaître le même sort. Vous connaissez la suite.
Machiavel tentait de remettre en ordre tous les fils de l'intrigue. Un dernier point le troublait encore.
- Pourquoi ce Princeps veut-il te tuer? Tu n'as pas la lettre, et Trevi ne t'a rien dit. Les tueurs s'en sont probablement assurés avant de l'achever. Quelle menace représentes-tu pour lui?
Boccadoro ne répondit pas. Elle baissa les yeux.
- Tu as vu son visage, n'est-ce pas?