La prostituée hocha la tête.
- Pas tout à fait... Une seule fois, j'ai aperçu une partie de sa figure. Ça ne lui a pas plu du tout. Il m'a frappée et m'a dit de ne jamais plus lever les yeux sur lui.
- Tu pourrais le reconnaître?
- Je ne sais pas. Cela s'est passé si vite... J'ai à peine entrevu son profil.
- Ce pouvait être Savonarole? demanda Annalisa.
- Non, j'en suis certaine. J'ai déjà assisté à ses sermons. Ce n'était pas lui.
- Il nous a dit la vérité... soupira Machiavel. Au moins, s'il avait menti, nous aurions su qui accuser. Nous ne sommes guère plus avancés.
Ficino posa sa main sur l'épaule de son élève.
- Au contraire. Boccadoro nous a fourni quelques éléments très intéressants. Ce moine est bien le traître que l'espion de Malatesta a surpris en compagnie de Saint-Malo. Je vais interroger certains de mes amis à la Guilde des marchands. Je saurai si l'un des leurs est rentré d'Afrique il y a peu. Quel âge a-t-il à peu près, ce Princeps?
- Une cinquantaine d'années.
- Il devait être tout jeune lorsqu'il a fui la ville. Si le scandale a été aussi grand que le prétendait Trevi, il a fallu au moins trente ans pour que les gens l'oublient. Nos concitoyens ont la mémoire longue quand il s'agit d'histoires croustillantes.
- Si je comprends bien, nous devons faire resurgir un scandale vieux d'un quart de siècle! Comment voulez-vous que nous nous y prenions?
- Je ne sais pas, Niccolò. A l'époque, j'étais trop occupé pour m'intéresser aux ragots. Il faut sonder la mémoire de la cité, mais je ne connais personne qui...
- Dans ce cas, l'interrompit Vettori, nous avons de la chance: la seule qui puisse vraiment nous aider n'a rien de mieux à faire pour le moment!
16
- Ne me parlez plus de cette taverne!
La voix de Teresa avait tonné dans toute la maison. L'air mauvais, elle secoua la tête en signe de dénégation, bien décidée à repousser quiconque se hasarderait à lui poser à nouveau la question.
- Si vous m'avez fait venir pour ça, vous pouvez tout aussi bien aller vous coucher dès maintenant! Je ne veux plus en parler, c'est du passé!
Machiavel savait que l'ancienne prostituée n'était pas facile à manœuvrer. Lorsqu'il l'avait retrouvée, sous un abri de fortune bâti au beau milieu des cendres encore tièdes de son auberge, il avait dû user de toute sa force de persuasion pour la convaincre de le suivre.
Il tenta néanmoins de la raisonner:
- Mais enfin, Teresa, nous avons besoin de toi. Nous voulons juste savoir si tu as déjà entendu parler de cet homme. Il s'agit d'une affaire de meurtre, tout de même!
- Et alors? Je me moque de ce qui se passe dans cette foutue ville! Tous ses habitants peuvent bien se faire égorger les uns après les autres que ça ne m'empêchera pas de dormir! Je veux juste qu'on me laisse tranquille...
La voix de la malheureuse se brisa. Elle fondit en larmes, tandis que son grand corps se tassait sur lui-même en s'affaissant sur le sol. Incapable de se relever, elle demeura prostrée un long moment.
D'un signe du menton, Annalisa fit signe à ses amis de sortir de la pièce. Tous s'exécutèrent, à l'exception de Boccadoro, qui s'agenouilla près de Teresa et prit son visage entre ses mains.
- Ça va mieux? demanda-t-elle d'une voix douce.
- Un peu, oui.
- Nous sommes conscients que ta situation n'est pas facile, dit Annalisa. Nous sommes tous prêts à te soutenir.
Teresa fixa le mur opposé, droit devant elle. Elle avait trop lutté au cours de son existence pour être dupe des paroles de son amie. Elle appartenait à ceux dont le destin est d'être sans cesse ballottés sur un interminable océan de larmes. Elle s'était bien battue, mais la vie l'avait vaincue. Toute son énergie s'était dissipée en même temps que les dernières volutes de fumée au-dessus des ruines de son auberge. Au fond d'elle-même, elle n'était plus qu'une vieille femme fatiguée et ruinée.
- Je n'ai plus la force de batailler, Annalisa. Tout aurait été plus simple si j'avais accepté ma condition dès le début.
- Rien n'est perdu. Nous t'aiderons, tu verras...
- Je suis certaine que donna Stefania serait heureuse de prendre des parts dans un établissement aussi florissant que l'était le vôtre, assura Boccadoro.
Tout va recommencer, mais il faut d'abord en finir avec cette histoire.
Revigorée par les paroles des deux jeunes femmes, Teresa retrouva un peu de sa superbe passée. L'espace d'un instant, son visage reprit l'aspect revêche qui effrayait tant les buveurs quelques jours auparavant.
- Que voulez-vous savoir?
- Quand as-tu ouvert ta taverne?
- Il y a exactement vingt-huit ans.
- Un jeune homme a été contraint de quitter précipitamment Florence à peu près à cette époque. Il avait dû être mêlé à une affaire très grave. Nous devons le retrouver.
Teresa passa la main dans ses cheveux et redonna un semblant d'ordre aux mèches humides de larmes qui s'étaient collées sur ses joues.
- Un scandale dont on se souviendrait encore aujourd'hui? Un meurtre alors? Non, je ne crois pas que ce soit suffisant. Il faut chercher quelque chose de pire encore. Comment est-il fait, votre gaillard?
- C'est bien le problème. Nous l'ignorons tout à fait. Nous savons seulement qu'il se fait appeler Princeps et qu'il s'habille en moine.
- Un moine, dis-tu? Attends, ça me rappelle quelque chose... Je ne vois qu'une seule histoire de ce genre, mais c'était il y a vraiment très longtemps. On a chassé un jeune dominicain parce qu'il couchait avec une novice du couvent voisin.
- Ce doit être cela! s'exclama Annalisa, soudain très excitée. Tu n'en sais pas plus?
Teresa secoua la tête d'un air impuissant.
- Je vais chercher mon oncle, reprit la jeune femme. Il en a peut-être conservé quelques souvenirs.
Elle revint un instant plus tard en compagnie du vieux philosophe.
- Annalisa m'a parlé d'un moine et d'une nonne?
- Oui, ça remonte à un peu plus de vingt-cinq ans. Vous étiez déjà arrivé. Toutes les commères en ont fait des gorges chaudes pendant des mois!
- Tout à fait, approuva Ficino, ça me revient maintenant... Il a réussi à s'enfuir alors que les frères de la jeune femme étaient en train de lui faire passer un bien mauvais moment. Ils se sont tout de même vantés de l'avoir délesté de sa virilité. D'après le récit de Boccadoro, ses attributs semblent pourtant toujours en place. Fort heureusement, depuis que Ciccio officie parmi nous, les réseaux d'information sont devenus beaucoup plus fiables!
Teresa goûta modérément la plaisanterie du vieillard et tint à le lui signifier:
- Vous m'avez raconté un jour que pareille mésaventure a failli vous arriver à vous aussi. Ne vous moquez pas de ce pauvre garçon!
- Quelle mémoire! J'avais moi-même presque oublié cet épisode fâcheux.
Il regretta aussitôt sa phrase, car Annalisa le contemplait avec de grands yeux étonnés:
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire? Pourquoi ne m'en avoir jamais parlé?
- Tu n'as pas besoin de toujours tout savoir... bredouilla son oncle. Je peux conserver quelques secrets, non? J'étais bien jeune à l'époque. Et puis ce n'était pas à cause d'une nonne, dans mon cas.
Il balaya les interrogations de sa nièce du revers de la main, lui signifiant que le moment était mal choisi pour revenir à la charge.
- Si le moinillon est parvenu à s'envoler avant qu'on lui arrache les ailes, poursuivit-il, sa promise n'a pas eu cette chance. Quand il s'est échappé, les frères de sa maîtresse ont forcé les portes du couvent. Ils l'ont emmenée dans un champ et lui ont arraché les yeux. Elle a erré dans la campagne durant deux jours. Elle était dans un triste état quand on l'a retrouvée...