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- Elle a survécu?

- Je l'ignore. En tout cas, ses frères ont été jugés et innocentés. On a considéré qu'ils s'étaient contentés de laver l'honneur de la famille. Quant au moine, je comprends qu'il n'ait pas eu envie de rentrer plus tôt.

- Je peux admettre qu'il veuille se venger, insista Annalisa, mais pourquoi le faire de manière aussi barbare?

- Il est le seul à avoir subi l'opprobre public, constata le philosophe. Sa colère s'est retournée contre la ville qui l'a banni. Quant au cardinal, il hait Soderini depuis que ce dernier l'a humilié devant tout le conseil et ne vit plus que pour lui faire payer cet affront. Sa mission est de nous pousser à accepter le traité d'alliance de la France. Son roi se moque des moyens qu'il utilisera pour parvenir à ses fins. Saint-Malo est prêt à tout, même aux pires horreurs.

Interloquée par ce qu'elle venait d'entendre, Teresa se redressa péniblement.

- Si je comprends bien, tout ça n'est qu'un piège pour plonger la ville dans la guerre civile? Savonarole n'est pas vraiment responsable des destructions, alors?

- Je suis même convaincu du contraire, répondit Ficino. Il est le principal visé dans cette affaire. On veut le décrédibiliser en l'accusant de tous ces meurtres. S'il tombe, il risque d'entraîner le gonfalonier. La république tout entière vacillera sur ses bases.

- Mais comment le sauver? Il est trop tard pour arrêter la foule. Ils sont prêts à le pendre s'ils le retrouvent!

- Nous devons découvrir qui se cache derrière cette défroque de moine. La situation échappera bientôt à tout contrôle. Il faut trouver qui est ce Princeps.

Élaborer un plan de bataille dans la précipitation n'avait pas été facile. Annalisa et Marco avaient été chargés d'apporter la lettre de change au gonfalonier. Vettori devait veiller sur Boccadoro. La lutte avait été intense, mais Guicciardini avait fini par s'incliner devant les arguments de ses amis.

- Il aurait mieux valu que ce soit moi qui surveille Boccadoro. Je n'ai aucune confiance en Francesco pour ce genre de mission. Tu le connais, il essayera de la séduire en lui faisant son sourire le plus éclatant, puis en jouant avec sa mèche graisseuse. Elle s'énervera, comme elles le font toutes, et on retrouvera Francesco prostré dans un coin de la pièce.

- Tu es jaloux, voilà tout, dit Machiavel en éclatant de rire. Tu as seulement peur que, pour une fois, il réussisse à séduire une fille! Tranquillise-toi, tu n'as pas grand-chose à craindre, si l'on se fie à ses déboires passés. Tu retrouveras Boccadoro intacte, tu verras.

- Bon, d'accord... Que fait-on, maintenant?

- Allons prévenir Savonarole. Il a peut-être encore le temps de quitter la ville avant que le monastère ne soit attaqué.

- J'en doute. Les voilà déjà.

Au bout de la rue, une centaine de personnes s'avançaient en direction de San Marco. Les cris de haine et les armes avaient remplacé les cantiques et les cierges des processions précédentes. Les pèlerins d'autrefois s'étaient mués en guerriers surexcités.

Juste avant d'arriver au monastère, le groupe s'arrêta devant une maison anonyme et entreprit d'en forcer l'entrée. De l'une des fenêtres du second étage, une silhouette observait la meute qui s'agitait devant la porte.

- Regarde là-haut, Ciccio! Tu le reconnais?

- Valori! Il est resté chez lui. Il pensait sans doute y être plus en sécurité qu'en compagnie de Savonarole.

- Il ne pourra pas leur résister longtemps. Ils vont le massacrer!

Une voix autoritaire s'éleva soudain depuis l'extrémité de la ruelle.

- Arrêtez! Êtes-vous donc tous devenus fous?

L'excitation retomba d'un coup. Bernardo Rucellai s'avança, appuyé sur le bras d'Antonio Malegonnelle.

- Qu'allez-vous faire? Pénétrer de force chez cet homme et l'assassiner comme un chien?

- Il le mérite! Il a aidé le moine à commettre ses crimes!

- Devons-nous devenir à notre tour des bêtes pour venir à bout des loups qui ont envahi la ville? S'il est coupable de ce dont vous l'accusez, il doit être jugé par un tribunal digne de ce nom.

Le respect qui entourait le vieux politicien produisit son effet. Les émeutiers l'écoutaient dans un silence religieux. Quelques-uns s'éloignèrent à pas lents.

Parfaitement immobile derrière sa fenêtre, l'ombre de Tommaso Valori contemplait la débandade annoncée.

- Votre colère est légitime, mais n'oubliez pas que la justice est le fondement de notre cité.

L'orage semblait avoir passé aussi vite qu'il avait éclaté. Il ne resta bientôt plus devant la maison qu'un petit attroupement, au centre duquel se tenait toujours Rucellai.

Habitués aux volte-face de leurs concitoyens, Machiavel et Guicciardini s'apprêtaient à quitter les lieux, lorsqu'un sifflement retentit à leurs oreilles Sans qu'ils l'aient vue passer, une flèche avait traversé le cou de Rucellai, pour finir sa course contre le mur opposé. Le vieillard poussa un hurlement avant de s'écrouler, au milieu d'une mare de sang.

Une exclamation de stupeur monta du petit groupe, tandis que ceux qui s'étaient éloignés revenaient sur le lieu du drame. Chacun cherchait des yeux l'endroit d'où était parti le trait. Un bras désigna la fenêtre derrière laquelle se tenait la silhouette de Valori. L'un des carreaux était brisé.

- Pourquoi a-t-il fait ça? s'écria Guicciardini. Quel besoin avait-il de les provoquer? Ils étaient sur le point de partir!

- C'est incompréhensible... Ils sont furieux maintenant.

Déjà, quinze épaules pesaient sur la porte d'entrée, sans que Valori esquisse le moindre mouvement. Un immense cri de victoire salua l'arrachement de la serrure. D'un même mouvement, dix, puis vingt corps s'engouffrèrent par l'ouverture.

Sans réfléchir, Machiavel s'élança à la suite des assaillants.

- Niccolò, où vas-tu?

- On ne peut pas rester là sans rien faire. Il est peut-être encore possible de sauver Valori! S'il meurt, Savonarole périra aussi!

Guicciardini hésita, puis rejoignit son ami. Serrés l'un contre l'autre, ils se frayèrent un chemin jusqu'au second étage. Les assaillants avaient brisé tout ce qui pouvait l'être. Seule une porte résistait encore, derrière laquelle se trouvait le disciple de Savonarole. De cette mince épaisseur de bois dépendait la vie d'un homme, et peut-être même le destin d'une ville.

Un boucher s'avança, une hache à la main.

- Il faut l'abattre, reculez-vous!

Avec une force décuplée par la colère, il s'acharna jusqu'à ce qu'il ne reste plus que des débris éparpillés sur le sol. Les traits marqués par l'effort, il se déporta aussitôt sur le côté et fit signe à Machiavel d'entrer. Derrière eux, Guicciardini faisait de son mieux pour bloquer les autres assaillants.

Assis sur une chaise au large dossier, l'adjoint de Savonarole leur tournait le dos. Il n'avait toujours pas esquissé le moindre geste.

- Vous devriez vous rendre, dit Machiavel. Nous vous remettrons entre les mains du gonfalonier. Vous serez en sûreté là-bas.

Valori ne répondit pas. Il semblait fixer un point à travers la fenêtre. Il devait être mort depuis longtemps, car le sang était déjà sec dans ses orbites vides. Passée autour de son cou, une corde courait le long de sa poitrine et serpentait sur le sol jusqu'au carreau brisé.

Machiavel n'eut pas le temps de réagir. La corde se tendit brutalement et le corps traversa la fenêtre en faisant jaillir une gerbe de verre.

Une joyeuse clameur monta de la foule. Personne ne douta un seul instant que Machiavel n'ait été l'auteur de cette mise à mort spectaculaire. Les événements s'étaient enchaînés si vite qu'il avait été le seul à se rendre compte de la machination.

Le boucher pénétra à son tour dans la pièce. Il souleva Machiavel par la taille et le porta en triomphe devant la fenêtre.

- Mes amis, voici celui qui nous a débarrassés de cet ennemi du peuple! Acclamez-le comme il le mérite!