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Abasourdi par tant de bêtise, Machiavel ne put s'empêcher de songer aux spectacles de gladiateurs qui faisaient la joie des citoyens romains. Dans l'arène, il ne suffisait pas de tuer pour gagner les faveurs de la foule. Les boyaux devaient souiller le sable et la cervelle se répandre sur les premiers rangs, sans quoi la catharsis ne pouvait opérer totalement.

Les assassins de Valori appliquaient des préceptes vieux comme le monde. Ils misaient sur la capacité de la plèbe à reproduire les mêmes comportements, siècle après siècle. C'était cela qui les rendait si dangereux.

Dans la ruelle, la populace s'était déjà désintéressée du cadavre. Loin d'être repue, elle réclamait une nouvelle victime. Le monastère de San Marco lui en fournirait une de choix.

Machiavel se retourna. A présent, il était seul dans la pièce. Guicciardini se tenait toujours en travers de la porte, mais sa masse imposante ne faisait plus barrage à personne.

- Que s'est-il passé, Niccolò? Je n'ai rien vu d'ici. Tu l'as vraiment fait passer par la fenêtre?

Son ami s'assit sur le bord de la chaise en prenant soin de ne pas toucher au dossier maculé de sang. Il se sentait fiévreux et se passa la main sur le visage.

- Bien sûr que non. Valori était mort depuis longtemps. Ils l'ont fait tomber depuis le toit, avec une corde. Ils nous attendaient.

- Mais qui a tiré la flèche alors?

- Le nain, sans doute. Il n'a eu aucun mal à ajuster Rucellai de là-haut. Son acolyte a dû s'occuper de la corde.

- Dépêchons-nous, ils sont peut-être encore sur le toit!

- J'en doute, ils ont dû fuir depuis longtemps. Et puis je n'ai aucune envie de me faire égorger comme un porc. Allons plutôt voir ce qui se passe au monastère.

Les deux garçons sortirent lentement. Rucellai gisait toujours au milieu de la ruelle, abandonné de tous. Machiavel jeta un ultime regard à la dépouille de Valori qui se balançait au-dessus de sa tête. Nul n'oserait la décrocher avant quelques jours. D'ici là, les corbeaux et les vers auraient déjà bien avancé leur travail de destruction. Frissonnant à cette sinistre pensée, il indiqua à Guicciardini la direction du bâtiment où s'étaient retranchés Savonarole et les siens.

La place sur laquelle donnait le monastère portait les traces des violents combats qui s'y étaient déroulés. De larges flaques de sang maculaient la terre. Les portes du lieu saint étaient grandes ouvertes.

Les deux jeunes gens se précipitèrent à l'intérieur. Les rares meubles des moines, rassemblés au centre du jardin, se consumaient déjà. Aucune des statues du cloître n'avait été épargnée par la furie dévastatrice du peuple. Les fresques de Fra Angelico avaient elles aussi été victimes de ce déferlement de violence. Avec tristesse, Machiavel passa sa main sur ce qui avait été une sublime Déposition et n'était plus qu'une vague esquisse à demi effacée.

Le visage recouvert de sa capuche ensanglantée, un moine était appuyé sur le fût d'une colonne.

- Savonarole? demanda Guicciardini.

Machiavel se pencha sur le mort et rabattit sa

capuche vers l'arrière.

- Non, ce n'est pas lui. Ils ont dû l'emmener avec les autres moines.

- Où les ont-ils conduits selon toi?

- Ils veulent conserver une apparence de légalité, je pense. Ils les ont sans doute jetés dans les geôles du Bargello, le temps d'organiser un procès sommaire.

- Que pouvons-nous faire, alors?

- Rien, Ciccio... Nous avons échoué. J'espère qu'Annalisa et Marco ont eu plus de chance que nous.

- J'ai bien peur qu'il ne vous faille revoir vos projets, mes amis!

La voix nasillarde du nain s'était élevée du premier étage du cloître. Tranquillement assis sur le rebord du toit, il contemplait le délicieux spectacle des deux visages décomposés qui lui faisaient face.

- As-tu apprécié ma petite mise en scène de tout à l'heure? demanda-t-il à Machiavel. Tu en as mis du temps pour comprendre!

Ce dernier ne répondit pas, se contentant de serrer les poings.

- J'ai semé sur mon passage plus de cadavres que quiconque sur cette terre, poursuivit-il. Tu ne croyais tout de même pas qu'un minable secrétaire de ton espèce allait pouvoir m'arrêter?

- Que voulez-vous? Pourquoi nous harcelez-vous?

- C'est vous qui n'arrêtez pas de m'importuner! Je ne peux pas faire un pas sans vous retrouver pendus à mes basques.

Guicciardini tendit un doigt menaçant en direction du nain:

- Descends un peu et nous allons régler nos comptes une bonne fois pour toutes! Je t'attends, viens...

- Cesse ces enfantillages, mon garçon! Bien sûr, je suis curieux de savoir de combien de pouces ma lame peut s'enfoncer dans ton lard, mais j'ai mieux à faire pour l'instant. Ne t'inquiète pas, nous aurons d'autres occasions de nous amuser ensemble.

- Tu n'es vraiment qu'un lâche!

Imperturbable, le nain fit un geste agacé de la main, comme pour chasser un moucheron. Puis il déboutonna son pourpoint et sortit de la poche intérieure une feuille de papier pliée en quatre.

- Reconnaissez-vous cela?

- La lettre de change... murmura Machiavel, livide. Comment l'as-tu obtenue? Qu'as-tu fait d'Annalisa et de Marco?

- Ah! La charmante jeune fille et son petit chiot de compagnie? Rassure-toi, ils sont vivants. Enfin, pour le moment du moins...

- Où sont-ils? Réponds!

Fou de rage, Guicciardini avait empoigné un poignard qui traînait sur le sol, mais il fut rappelé à l'ordre:

- Allons, calme-toi! La vie de tes amis ne tient qu'à un fil, alors jette cette arme ridicule et assieds-toi au pied de cette colonne.

Guicciardini obtempéra, aussitôt rejoint par Machiavel.

- Vous allez m'écouter très attentivement. La fille et le petit n'ont pas eu le temps d'arriver jusque chez Soderini. Nous avons la lettre, mais il nous manque encore la preuve la plus importante...

- Boccadoro, je suppose? interrogea Machiavel.

- Tu as l'esprit plus vif que les réflexes, mon garçon. Cela ne suffira malheureusement pas à te sauver si nos routes venaient de nouveau à se croiser.

- Que voulez-vous exactement?

- Un échange: nos deux otages contre Boccadoro. Vous avez une journée pour y réfléchir. Après, je me ferai une joie de m'occuper d'eux moi-même. Je ne sais pas encore si je commencerai par le joli minois de la donzelle ou par les doigts du morveux. Mon imagination est débordante, vous savez!

- Où se fera l'échange?

- Venez demain, à la même heure, dans la cathédrale. Mon maître vous y rejoindra. Soyez à l'heure surtout, et n'oubliez pas la fille!

- Attendez...

Machiavel n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Le nain avait déjà disparu sur les toits.

- Nous nous sommes bien fait rouler... soupira Guicciardini. Il faut rentrer maintenant. Je me demande comment nous allons pouvoir annoncer ça à Ficino.

Marsilio Ficino reçut la nouvelle de l'enlèvement de sa nièce comme un coup de poignard en plein cœur. Aussi pâle qu'un linge, il se contenta de murmurer quelques mots d'une voix presque étouffée:

- Mon Dieu, non... Pas Annalisa, ce n'est pas possible!

Il porta la main à sa poitrine, tournoya sur lui-même et s'écroula sans même un gémissement. Machiavel se précipita sur le corps inerte, puis hurla à Vettori d'aller chercher Corbinelli. Guicciardini l'aida à porter le vieil homme jusqu'à son lit.

Une demi-heure plus tard, à bout de souffle, le médecin pénétra dans la chambre. Il examina le vieillard durant de longues minutes avant de remonter le drap sur sa poitrine. Machiavel le suivit hors de la pièce.

- Alors, Girolamo, qu'en penses-tu?

- J'ai fait tout ce que j'ai pu, mais son cœur a reçu un choc trop important. Espérons qu'il s'en tire, mais je doute même qu'il reprenne conscience.