- Que peut-on faire?
- Rien, à part attendre... Et prier, si tu crois encore en Dieu après tout ce que nous avons vécu ces derniers jours. Si tu me disais ce qui l'a mis dans cet état, Niccolò?
En quelques mots, le jeune homme lui rapporta le plus fidèlement qu'il put les propos du nain. Pour la première fois, il vit Corbinelli perdre son calme. Du revers de la main, le médecin balaya les livres entassés sur la table face à lui.
- Que le diable les emporte, ces enfants de putain! On ne va pas se laisser faire comme ça!
- Ne nous affolons pas, dit Deogratias en se penchant pour ramasser les livres. Nous devons réfléchir posément.
Le serviteur aligna avec soin les précieux manuscrits et tendit une chaise à son maître. Corbinelli s'assit, sans que sa colère s'apaise pour autant. Il se redressa presque aussitôt et se mit à déambuler dans la pièce.
- Quelle audace incroyable, tout de même! En plus, ils viennent nous narguer! Quand je mettrai la main sur ces bandits, ils n'auront pas assez de larmes dans le corps pour pleurer toutes les souffrances que je leur infligerai!
- Nous ne sommes malheureusement pas en position de contre-attaquer, souligna Deogratias. Il faut avant tout songer à sauver les enfants.
- Alors nous n'avons pas le choix, conclut Machiavel. Il faut accepter l'échange et leur livrer Boccadoro.
- Ce serait l'envoyer à une mort certaine, Niccolò. Et comment être sûrs qu'ils nous rendront Annalisa et Marco? Nous risquons de tout perdre.
Corbinelli rejeta lui aussi cette éventualité:
- De toute manière, nous ne pouvons pas attendre demain. Le procès de Savonarole est prévu pour ce soir. Enfin, si on peut appeler ça un procès... Ils sont déjà en train de dresser son bûcher sur la Piazza délia Signoria.
- Quoi! s'exclama Machiavel. Soderini n'a pas attendu que les esprits se calment avant de le juger?
- J'ai passé tout l'après-midi avec lui, dit le médecin. Malatesta est intervenu juste à temps pour sauver Savonarole durant l'assaut du monastère. S'il n'avait pas été là, à l'heure qu'il est sa tête serait fichée au bout d'une pique. En échange, Soderini a promis à la foule un procès rapide. Il sacrifie le moine pour sauver sa peau.
Machiavel manqua de s'étrangler de rage:
- Comment peut-il croire qu'il va s'en tirer sans dommages? Il est le prochain sur la liste. J'espère qu'ils ont prévu un bûcher assez grand!
- Ne t'inquiète pas, il le sait parfaitement. Maintenant que Rucellai n'est plus de ce monde, plus personne n'est en en mesure de calmer la foule.
- Et Malegonnelle? Il était son bras droit, il pourra peut-être intervenir?
- Il est bien trop lâche pour prendre le moindre risque. Et puis, la populace est désormais incontrôlable. Si nos charmants concitoyens décident de se soulever contre Soderini, ni Malegonnelle ni les hommes de Malatesta ne pourront s'y opposer. Il faudra alors souhaiter pour le gonfalonier qu'il ait un cheval rapide.
- Leur plan a parfaitement fonctionné. Tout est fini...
- Il reste un mince espoir, Niccolò. Si nous parvenons à démasquer ce Princeps, peut-être pourrons-nous convaincre les juges que Savonarole n'y est pour rien. Nous disposons tout au plus d'une vingtaine d'heures, il faut faire vite.
Boccadoro fit soudain irruption dans la pièce.
- Venez vite! Il s'est réveillé!
Les trois hommes se précipitèrent dans la chambre. Le vieillard entrouvrit les yeux et souleva sa main.
- Niccolò, murmura-t-il faiblement, approche...
- J'arrive, maître, ne vous agitez pas! Restez tranquille...
- Annalisa... Tu dois la retrouver!
- Je vais essayer, mais nous ne savons pas où les ravisseurs la gardent.
- La nonne... Impruneta...
La voix du vieil homme s'éteignit. Sa poitrine se souleva une dernière fois, puis se figea. Ses yeux ne fixaient plus que le vide.
Machiavel referma les paupières du vieillard. La première image qui lui vint à l'esprit fut celle de son père, le corps lardé de coups de poignard, abandonné comme un chien dans une ruelle de Pise.
Incapable de lutter contre l'émotion, Guicciardini s'assit sur le lit en gémissant. Près de lui, Vettori sanglotait en silence.
Debout face au cadavre, Machiavel songeait aux derniers mots du défunt:
- Qu'a-t-il voulu dire?
- Comment peux-tu penser à cela maintenant? lui reprocha Guicciardini. On dirait que sa mort ne te touche pas.
Machiavel le releva brutalement.
- Écoute-moi bien, Ciccio! Ficino est parti et nous n'y pouvons rien. Il sera toujours temps de le pleurer quand tout sera fini, si nous sommes encore en vie à ce moment-là. Pour l'heure, nous avons des problèmes plus urgents à régler.
- Niccolò a raison, intervint à son tour Vettori en séchant ses larmes avec sa manche. On ne peut pas abandonner Annalisa et Marco. Il a parlé d'une nonne. Ce doit être celle qui a été mutilée par ses frères. Il doit bien rester des traces de cette histoire dans les archives du Palazzo Comunale.
- Je vais tout de suite aller y jeter un coup d'œil. J'en profiterai pour me renseigner sur ce nom, Impruneta. Ficino ne l'a pas prononcé par hasard. C'est probablement celui du couvent. Si c'est le cas, nous irons là-bas cette nuit.
- Et nous? demanda Guicciardini. On ne va pas rester là à t'attendre les bras croisés!
- Débrouillez-vous pour trouver des armes et des chevaux.
- De combien de chevaux avons-nous besoin?
- Nous trois, Annalisa et Marco si nous les retrouvons... Cinq en tout.
- Six. Je viens avec vous.
Les trois garçons lurent immédiatement sur le visage de Boccadoro que rien ne pourrait la faire changer d'avis.
17
Le couvent de Santa Maria d'Impruneta se trouvait à quatre milles de Florence. Suffisamment proche pour permettre aux nonnes de se réfugier dans l'enceinte de la cité en cas de danger, il était assez éloigné pour garantir leur tranquillité en toute circonstance.
Peu de gens savaient ce que dissimulaient ses murs épais et ses portes perpétuellement closes. Consacrer sa vie à Dieu signifiait refuser celle des hommes. Une fois franchi le seuil, il n'était plus possible d'en sortir. Quelques cachots creusés sous les entrailles du bâtiment principal venaient rappeler cette évidence aux plus rétives des novices.
Du haut d'une colline située à proximité, Machiavel observait les décombres noyés dans l'obscurité. Comme partout ailleurs, la guerre avait posé sa sinistre empreinte sur le lieu. Il y avait bien longtemps que les rares nonnes survivantes s'étaient enfuies. Le couvent ne celait plus aucun mystère. D'un des plus riches sanctuaires de la chrétienté, il ne restait plus que des ruines envahies par les ronces.
Seule la chapelle était encore debout, sans qu'on sache si cela tenait à quelque grâce divine, au talent d'un architecte d'exception ou simplement aux caprices du hasard. On eût dit l'épave d'un navire éventré par la tempête. Les moignons de poutres calcinées et les murs noircis témoignaient de la violence de l'incendie qui l'avait dévorée.
Machiavel et les siens surveillaient les lieux depuis bientôt trois heures. Rien n'indiquait la moindre présence humaine. Plongés dans l'obscurité, les vestiges paraissaient abandonnés aux chauves-souris affamées qui voletaient à la recherche de quelque insecte à se mettre sous la dent.
Allongé sur le ventre, Guicciardini s'étira en bâillant, les mâchoires grandes ouvertes.
- J'en ai vraiment assez! Nous sommes là depuis des heures et il ne s'est toujours rien passé. Tu es certain que c'est bien là, Niccolò?
- J'en suis sûr. J'ai déniché le rapport du capitaine du guet qui a retrouvé la nonne. Elle était toujours vivante quand il l'a ramenée ici.