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Ils parvinrent enfin dans le laboratoire du médecin, une pièce étroite, éclairée par un grand nombre de flambeaux. En son centre se trouvait la table de marbre que Corbinelli utilisait pour ses opérations.

Le médecin vouait en effet une passion à la connaissance du corps humain. Il s'exerçait à l'art de la dissection aussi souvent que les événements lui donnaient la possibilité de mettre la main sur un corps fraîchement déterré du cimetière. L'Église condamnait sévèrement cette pratique, au nom de conceptions morales que Corbinelli, en accord avec la plupart des autres représentants de l'élite médicale européenne, jugeait périmées depuis longtemps. La torture, puis la mort au terme d'un procès expéditif étaient la punition courante pour ceux qui tentaient de percer les secrets de la vie.

Conscient des risques encourus, Corbinelli s'était constitué un réseau d'approvisionnement efficace et discret, composé de Deogratias et de Marco, un gamin abandonné qu'il avait recueilli encore nourrisson, une douzaine d'années plus tôt.

Les rôles étaient ainsi distribués: Marco faisait le tour des hospices, dressait la liste des miséreux en train d'agoniser et venait en avertir Deogratias. Celui-ci n'avait plus qu'à se rendre le soir venu dans les cimetières attenants aux hospices et à déterrer les corps que personne n'était venu réclamer. Son fardeau soigneusement empaqueté sur le dos, il lui suffisait alors de rentrer sans se faire surprendre par le guet.

Les voisins soupçonnaient bien entendu Corbinelli de se livrer à des activités peu licites. Ils évitaient de passer devant chez lui, pensant que les fumées noires qui, été comme hiver, s'échappaient de sa cheminée étaient liées à de mystérieuses recherches alchimiques. Personne n'aurait osé imaginer que ces exhalaisons nauséabondes provenaient en réalité de la combustion des cadavres étudiés par le médecin.

Pour sa part, Corbinelli se satisfaisait pleinement de cet isolement. Il ne recevait personne, à l'exception du gonfalonier, et se contentait du salaire que lui versait la république pour prix de ses services. Soderini, qui n'ignorait rien des turpitudes auxquelles il se livrait, l'avait enrôlé sur les conseils de Malatesta, pour le cas où certaines questions nécessiteraient les conseils d'un médecin peu regardant en matière de morale.

Corbinelli avait donc été chargé de régler quelques affaires délicates et s'était acquitté avec brio des missions qu'on lui avait confiées. Ainsi, nul n'avait jamais soupçonné que la mort de Fabrizio Colonna, coupable d'avoir voulu informer la cité des pratiques sexuelles du gonfalonier, était due à quelques gouttes d'un délicat poison, dont les effets étaient semblables à ceux d'une attaque cardiaque. La cause réelle avait été d'autant plus facile à dissimuler que Corbinelli, en son titre de médecin officiel de la république, avait lui-même signé l'acte de décès avec une célérité digne de louange.

Face à la table se tenait la silhouette élancée de Girolamo Corbinelli, entièrement vêtu de noir, un épais tablier de cuir noué sur la poitrine. À ses côtés s'affairait Marco, son assistant en pareille circonstance. Le jeune garçon était occupé à rassembler des linges propres sur un petit plateau. Par terre reposait une bassine emplie d'eau, dans laquelle trempaient des pinces et des lames. Encore ruisselant de l'eau du fleuve, un long paquet recouvert de toile était posé sur la table.

- Voilà ce que mes hommes ont repêché ce matin, fit Malatesta. Je l'ai fait porter ici discrètement. Vous devriez y jeter un coup d'œil, Excellence.

- Montre-moi ce dont il s'agit, articula sèchement Piero Soderini.

Le mercenaire s'approcha lentement du paquet humide. Une odeur répugnante s'en échappa, au point que le gonfalonier dut plaquer un pan de son manteau sur son nez et sa bouche. On eût dit que les effluves pestilentiels qui planaient en permanence au-dessus du quartier des tanneurs étaient concentrés dans ce simple sac de toile.

Soderini aperçut d'abord ce qui ressemblait à une main humaine, dont les doigts, dépourvus d'ongles, étaient étrangement aplatis. Les replis du tissu qu'il tenait devant ses lèvres étouffèrent son cri d'horreur.

L'image se faisait de plus en plus distincte au fur et à mesure que son esprit parvenait à accepter la réalité de ce qu'il avait face à lui. Il distinguait désormais un torse humain, dépecé au point que les côtes apparaissaient, luisantes, sous quelques vagues morceaux de chair. Le ventre avait été ouvert et les viscères arrachés.

Soderini chercha à reconnaître ce qui avait été un visage, réduit à un informe mélange de cartilage et de sang, sans yeux, ni nez. Les jambes, brisées en plusieurs points, laissaient paraître les os saillants.

Plus le regard de Soderini s'attardait sur cette charogne et moins il parvenait à l'en détacher. Il était comme fasciné par ce spectacle infiniment plus horrible que tout ce qu'il avait pu observer au cours d'une existence pourtant bien remplie. Des morts, il en avait vu beaucoup, écrasés par des chariots, piétinés par des chevaux, gonflés et verdâtres à force d'avoir séjourné dans l'eau. Il avait même fini par se considérer comme un témoin privilégié de l'inventivité que déploie la Faucheuse lorsqu'il s'agit d'accomplir sa sinistre besogne. Jamais, cependant, il n'avait contemplé pareille abomination.

Une image, qu'il pensait oubliée, lui revint subitement en mémoire. Lorsqu'il avait été nommé commissaire du camp florentin lors du siège de Città di Castello, en 1489, il avait assisté aux assauts successifs contre les solides remparts de la ville. Il ne s'agissait pour lui que d'une pièce de théâtre, dont le dénouement ne faisait aucun doute. Ces gesticulations grotesques lui rappelaient avec bonheur celles de la commedia dell'arte. Le capitaine jouait son rôle à merveille, hurlant ses ordres et vilipendant ses officiers. La piétaille se lançait à l'assaut avec vaillance et n'hésitait pas à mourir en nombre suffisant pour que les spectateurs ne s'ennuient pas.

Tranquillement assis à l'ombre d'un auvent, un verre de vin bien frais à la main, Soderini regardait les combattants se jeter les uns sur les autres dans une confusion des plus distrayantes, commentant avec ses compagnons la précision de certains coups d'épée ou la grâce des plongeons auxquels s'adonnaient les soldats du haut des murailles. Il riait encore des déboires de cet arquebusier ennemi qui, au moment de recharger son arme, avait été décapité par un boulet, quand apparurent deux mercenaires gascons soutenant un de leurs compagnons.

Soderini s'était approché du blessé, abandonné devant la tente du chirurgien. Il n'avait nulle intention de lui apporter son aide. Il souhaitait seulement apercevoir l'âme du soldat s'échapper de son enveloppe charnelle pour gagner le lieu du repos éternel. Pour un homme de guerre, ce serait sans doute l'enfer ou, dans le meilleur des cas, le purgatoire, s'il s'était contenté de trucider et d'étriper sans fioritures, laissant à d'autres le soin de torturer les enfants et de violer les jouvencelles.

C'était l'époque révolue où Piero Soderini était encore avide de savoir. Ce qu'il avait vu alors avait définitivement éteint en lui toute velléité de connaissance métaphysique.

Le mercenaire avait reçu sur le corps le contenu d'une marmite d'huile bouillante, puis avait chuté lourdement sur le sol. Sa tête semblait avoir fondu sous l'effet de la chaleur. Seules subsistaient quelques mèches de cheveux carbonisés, seulement retenues au crâne par des lambeaux de chair sanguinolents. Ses joues se consumaient encore et exhalaient une odeur infâme, plus âcre que celle d'un cadavre en décomposition.

Soudain, le râle qui s'échappait de sa bouche tordue s'était tu. Le soir même, l'émissaire florentin avait regagné Florence à toute bride. Incapable de chasser de son esprit les traits affreusement déformés du blessé, il s'était soûlé jusqu'à vomir toute la bile de son corps.