Les deux garçons cherchèrent désespérément un endroit où se cacher.
Sans réfléchir, Machiavel ouvrit une porte et s'y engouffra.
- Les pas viennent de l'autre côté. Suis-moi!
Guicciardini eut à peine le temps de se réfugier dans le petit réduit que, déjà, le nain entrait dans la pièce. L'air circonspect, il décrocha une torche du mur et s'éloigna en direction de la sortie.
Guicciardini aspira avidement de profondes bouffées d'air.
- J'ai cru mourir! Jamais je n'ai retenu mon souffle aussi longtemps. Comment prévenir Francesco que le nain vient vers lui?
- C'est impossible. Essayons plutôt de retrouver Annalisa et Marco.
- Ils ne sont pas ici en tout cas.
Machiavel se retourna. La pièce dans laquelle ils s'étaient réfugiés servait de garde-manger. Des jambons et des saucissons pendaient de toutes parts. Dans un coin étaient alignées avec soin plusieurs dizaines de bouteilles de vin.
- Vin et jambon... tout ce que j'aime! Je pourrais soutenir un siège ici, s'il le fallait.
Guicciardini abandonna à regret les victuailles et suivit son ami dans l'unique partie du souterrain encore inexplorée. Ils se trouvaient dans un nouveau couloir, beaucoup plus large que le précédent. De chaque côté, des cachots étaient creusés dans la roche.
- Tu as vu, Niccolò? Toutes les portes sont entrebâillées, sauf celle-là.
La clé se trouvait sur la serrure. Machiavel fit lentement jouer le mécanisme et poussa la porte.
- Niccolò!
Annalisa se jeta dans ses bras.
- Je ne voudrais pas écourter ces retrouvailles, souligna Machiavel, mais je suggère néanmoins que nous partions d'ici très vite.
- Tu n'oublies pas un petit détail, Niccolò?
- Le nain?
- Il n'y a qu'une seule issue. Nous allons nous jeter sur lui.
- Nous n'avons guère le choix.
Machiavel empoigna une torche et se dirigea vers la sortie. Lorsque Guicciardini passa à son tour devant le dernier cachot, un cri strident jaillit des ténèbres, tandis qu'une figure grimaçante se jetait sur lui. La lame d'une dague étincela à la lumière des flambeaux.
Malgré son embonpoint, le jeune homme esquiva le coup avec agilité et se plaqua contre le mur. Emporté par son élan, l'agresseur trébucha et s'effondra à ses pieds. Guicciardini l'attrapa par le col et le projeta violemment contre la paroi.
- Espèce de bâtard! hurla-t-il en lui soulevant la tête. Que diable...
Il s'interrompit, car ce qu'il avait devant lui n'avait plus rien d'humain. Deux orifices vides, dénués de toute expression, le fixaient. Une longue balafre partait du coin de sa bouche et remontait jusqu'à la naissance de ses oreilles.
Elle gémit faiblement. Il n'y avait plus trace de sa langue.
- La nonne!
- Lâche-la, Ciccio. Elle n'est pas dangereuse.
- Que va-t-on en faire?
- Emmenons-la. C'est la preuve que nous cherchions. Il faut la conduire à Soderini. Annalisa lui fera une place sur son cheval.
Au rythme hésitant de l'aveugle, le petit cortège s'engagea dans le corridor qui menait à la sortie. Alerté par le tapage, le nain accourut jusqu'à eux.
Guicciardini brandit son épée et la fit tournoyer devant lui.
- Comme on se retrouve! Tu sembles moins sûr de toi, maintenant!
Guère impressionné par les gesticulations de son adversaire, le nabot fit une brève analyse de la situation. A quatre contre un, il n'avait pas l'ombre d'une chance, même face à des combattants aussi médiocres que ceux-là. Il marqua un temps d'hésitation, puis jeta sa torche à terre et s'élança en direction de la sortie. Guicciardini voulut le poursuivre, mais Machiavel l'en dissuada aussitôt: - Non, Ciccio, n'y va pas! Il aura tôt fait de te surprendre dans le noir. Francesco l'arrêtera en haut.
Sans se douter de ce qui l'attendait dehors, le nain déboula à toute allure du souterrain. Boccadoro poussa un cri de surprise en le voyant surgir de sous l'autel. Ébloui par la lumière du jour, il mit quelques secondes à la reconnaître.
- Nous avons remué tous les bas-fonds de la ville pour te retrouver et te voilà devant moi. Quel heureux hasard!
Il fit un pas en direction de la prostituée. Vettori s'interposa, l'épée en avant.
- Ce n'est pas une manière très galante de parler à une femme. Peut-être serait-il plus convenable que nous ayons une petite discussion tous les deux.
- Comme tu voudras, dit le nain en tirant une dague de sa ceinture. Après tout, peu importe dans quel ordre je m'occupe de vous.
Il esquissa soudain un sourire féroce.
- Attends un peu! Je te reconnais: c'est toi qui m'as pissé dessus l'autre soir. Il est grand temps de me donner réparation, mon garçon.
Oubliant provisoirement Boccadoro, il se précipita sur lui. Contraint de reculer sous la rafale de coups, Vettori comprit le danger qui le menaçait s'il ne parvenait pas à contrer cet assaut furieux. Encore deux pas et il se retrouverait acculé contre le mur de la chapelle. Il profita d'une estocade mal assurée pour se dégager et se jeta à son tour sur son adversaire, la lame dirigée droit sur son front.
À l'instant où il allait être touché, le nain fit un pas de côté. Emporté par son élan, Vettori le dépassa, le flanc découvert. La dague s'enfonça dans son bas-ventre.
Surpris par la rapidité du coup, le jeune homme poussa un cri de douleur et s'effondra. Une large auréole rougeâtre maculait le bas de sa chemise. Au prix d'un terrible effort, il parvint à se relever en grimaçant de douleur. Il tenta de se remettre en garde, mais dut s'appuyer sur son épée pour ne pas s'écrouler à nouveau.
D'un pas lent, le tueur s'avança vers lui, prêt à l'achever. Il fit glisser l'extrémité de son index sur la lame de son arme et contempla sa victime avec suffisance.
- Tu n'aurais pas dû t'en mêler. Je n'ai encore jamais perdu de duel.
- Il faut un début à tout, rétorqua Vettori, le visage contracté. Approche, tu vas voir!
- Comment vas-tu te défendre? À coups d'imprécations?
Tout en riant, le nain se prépara à frapper. Son sourire victorieux se transforma soudain en un rictus de stupeur. Il lâcha sa dague, qui tomba sur le sol dans un bruit sourd. Une gouttelette de sang s'échappa du coin de sa bouche, puis le liquide se mit à couler en un mince filet le long de son menton.
L'espace d'un instant, il se demanda pourquoi son corps ne lui répondait plus. Il ne ressentait rien et, cependant, toute son énergie s'était évanouie.
Une incroyable douleur lui vrilla brutalement l'omoplate et il tomba à genoux aux pieds de Vettori. Le soleil devint de plus en plus aveuglant, jusqu'à n'être plus qu'une boule de lumière.
Il comprit qu'il était en train de mourir et songea à toutes ses victimes. Avaient-elles ressenti le même calme profond durant leurs derniers instants? Il ne finirait pas ses jours dans un monastère à boire de l'alcool, entouré de femmes magnifiques, comme il se l'était promis.
Au fond, il se sentit soulagé. Cette fin-là ne lui aurait pas convenu.
Boccadoro se pencha sur le cadavre, empoigna le manche de son couteau, le retira d'un coup sec. Elle se précipita vers Vettori et l'aida à s'allonger sur le sol.
- Comment te sens-tu?
- Pas très bien.
- Laisse-moi voir.
Elle souleva doucement le pan de sa chemise.
- C'est grave?
- Pas trop, non. La lame a glissé et t'a juste arraché un peu de gras. Tu en seras quitte pour une belle cicatrice.
- Tu essaies de me cacher que je vais mourir, n'est-ce pas?
- Mais non, imbécile! dit la jeune femme en éclatant de rire. Si c'était vraiment le cas, je serais en train de pleurer.
Vettori parut ressusciter.
- Dois-je comprendre que tu tiens à moi?
- À toi de le deviner... dit-elle en se penchant sur lui.