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- Qui êtes-vous? lui répondit sèchement Machiavel. Comment dois-je vous appeler? Princeps, peut-être? À moins que vous n'ayez un autre surnom?

- Pour le moment, ce sobriquet doit te suffire. Si je te disais qui je suis, je te volerais le plaisir d'essayer de le comprendre par toi-même. Mais je ne vois pas Boccadoro, où est-elle?

- J'irai la chercher quand je verrai Annalisa et Marco.

L'homme secoua la tête et approcha ses lèvres de l'oreille du jeune homme. Sa voix baissa d'intensité jusqu'à n'être plus qu'un chuchotement. À la manière d'un serpent, il se préparait à mordre après avoir tenté d'envoûter sa proie.

- Tu te crois malin? Si cette catin n'est pas devant moi dans les secondes qui viennent, tu peux dire adieu à tes amis!

- Elle ne viendra pas.

- Pourquoi?

- Parce que vous ne les tuerez pas.

- Tu penses que j'aurai pitié de l'avorton et de la fille?

- Non, au contraire, je crois que vous n'hésiteriez pas à les assassiner, si vous le pouviez.

Le moine montra quelques signes de trouble. Sa voix perdit de son assurance.

- Comment ça?

- Nous avons rendu visite à votre comparse, dans ce couvent en ruine. Nous y avons trouvé un témoin. Il s'agit d'une vieille aveugle...

- C'est impossible!

- La comédie est terminée. Vous allez enfin pouvoir nous montrer votre vrai visage.

Machiavel repoussa le capuchon d'un geste brusque.

- Malegonnelle! L'âme damnée du vieux Rucellai!

L'homme réagit avec promptitude. Il se redressa d'un bond et se précipita au cœur de la foule. Le colosse s'avança vers les deux garçons pour leur bloquer le passage. Jaillissant du confessionnal, Corbinelli lui asséna un terrible coup de poing au visage. N'importe qui aurait vacillé sous la violence du choc, mais le géant se contenta de sourire.

Sans effort apparent, il prit son agresseur sous les aisselles et le souleva. Corbinelli n'essaya même pas de lutter lorsque ses pieds perdirent le contact avec le sol. La voûte de l'église se mit à tournoyer au-dessus de sa tête. Il battit l'air des mains, mais ne trouva rien à quoi se retenir et s'écrasa sur un banc, trois ou quatre mètres plus loin. Il se releva péniblement, les reins en feu. Au loin, Malegonnelle et son ange gardien avaient déjà atteint la porte menant au campanile.

Machiavel et Guicciardini se lancèrent à leurs trousses au milieu des fidèles qui encombraient le transept. Rejoints par Deogratias, ils pénétrèrent dans le clocher et prirent l'escalier qui montait en spirale le long des murs. La partie centrale était vide, à l'exception d'une corde, reliée à la seule cloche de la tour. Une mince balustrade de pierre les séparait de l'abîme.

Deogratias désigna un renfoncement dans le mur, quelques mètres plus haut:

- Ils sont là-bas. Malegonnelle s'est engouffré par cette porte.

- Où mène-t-elle?

- Sur le toit. J'espère que vous ne souffrez pas de vertige.

Guicciardini jeta un rapide coup d'œil au précipice. Ses doigts se crispèrent autour de la rampe. Le corps tremblant, il s'assit sur une marche. De grosses gouttes de sueur coulaient le long de ses joues.

- Je... je ne me sens pas très bien.

- Ça ne fait rien, arrête-toi. Je continue avec Deogratias. Attends-nous ici.

Piqué au vif, Guicciardini se redressa.

- Tu es fou! Ce n'est pas un simple fossé qui va me faire renoncer!

Un étage plus haut, ils se figèrent tous les trois. Devant eux se dressait le corps musculeux du protecteur de Malegonnelle, dont l'expression volontaire ne laissait aucun doute quant à sa détermination à protéger la fuite de son maître.

Deogratias repoussa les deux garçons et vint se placer devant eux.

- Laissez-moi faire. Quoi qu'il arrive, vous vous précipiterez vers la porte dès que le passage sera libre.

Sans autre préavis, il se rua sur son adversaire et l'enserra dans ses bras puissants. Dans un silence pesant, les deux hommes s'affrontèrent durant un long moment, puis, toujours enlacés, ils s'écroulèrent sur les marches. Aucun d'eux ne semblait capable de prendre l'avantage, tant les forces paraissaient égales. Au bout de quelques instants d'efforts, ils relâchèrent leur étreinte et se relevèrent en même temps, le souffle court.

Le combat entrait dans sa phase finale. Il ne pouvait se conclure autrement que par la mort de l'un ou l'autre. Le destin avait mis en présence ces deux êtres semblables. L'un d'eux devait succomber, ne fût-ce que pour corriger cette erreur.

Tels des sangliers s'affrontant pour la suprématie au sein de la harde, ils se jetèrent tête baissée l'un contre l'autre. L'impact fut si fort qu'il résonna dans tout le campanile. Lentement, l'étrange animal formé par les deux corps imbriqués se dirigeait vers le précipice. Parvenu contre la rambarde, il vacilla et faillit tomber. Mus par un même instinct de survie, les lutteurs reculèrent ensemble d'un pas.

Les réflexes sans doute émoussés par la fatigue, Deogratias ne comprit pas tout de suite pourquoi le pied de son adversaire, au lieu de retomber sur le sol, était resté suspendu en l'air. Il hurla de douleur lorsque l'os de sa jambe se brisa net sous la violence du coup. Les muscles tétanisés par la souffrance, il ne put empêcher le tueur de l'acculer contre la balustrade.

Dans un geste désespéré, il chercha quelque chose à quoi se retenir. Sa main rencontra la corde de la cloche. Il l'enroula autour du cou de son rival et la serra de toutes les forces qui lui restaient. En une fraction de seconde, les rôles s'inversèrent. Désormais en position de force, Deogratias se redressa d'un violent coup de reins et poussa le serviteur de Malegonnelle dans le vide.

À l'instant où commença sa chute mortelle, celui-ci aperçut l'abîme sous ses pieds. Il n'eut pas le temps de ressentir les effets de la chute que déjà la corde se resserrait autour de sa gorge. Lorsque la tension du chanvre atteignit sa limite, il sentit une force terrible le tirer vers le haut. Le tintement de la cloche couvrit le bruit que firent ses vertèbres en se brisant.

Deogratias s'assit sur une marche. Les lèvres serrées, il fit signe aux deux garçons de poursuivre leur chemin sans lui.

- Je ne peux plus marcher. Rattrapez cet assassin.

- Mais...

- On a perdu assez de temps comme ça! Dépêchez-vous, bon Dieu!

Sans doute convaincu que son homme de main serait parvenu à retenir ses poursuivants, Antonio Malegonnelle se trouvait encore sur le toit de l'église.

- Le voilà, Niccolò, il est là!

Le cri de Guicciardini l'alerta. Il se débarrassa de son déguisement et se mit à courir. L'extrême densité des bâtiments lui permit de passer sans difficulté d'un toit à l'autre. Talonné par ses poursuivants, il parvint jusqu'au Palazzo Comunale, isolé du reste de la ville par un vide de plus de trois mètres.

Malegonnelle n'hésita pas une seconde et sauta. Il retomba sain et sauf sur l'immense plate-forme puis reprit sa course. Quelques foulées derrière lui, Machiavel prit son élan et atterrit sans dommage de l'autre côté.

- Ne saute pas, Ciccio, c'est trop dangereux! hurla-t-il à son ami. J'y vais seul.

- N'y songe même pas!

Le visage de Machiavel s'empourpra.

- J'en fais une affaire personnelle. Il a essayé de me tuer plusieurs fois, c'est entre lui et moi maintenant. Cela ne te concerne plus.

- Attends-moi, j'arrive!

Guicciardini recula de quelques pas et s'élança en poussant un hurlement de frayeur. À sa grande surprise, il sentit presque aussitôt sous ses pieds le contact rassurant des tuiles du palais. Tout étonné d'être encore en vie, il tâta précautionneusement chacun de ses os.

Acculé sur une petite terrasse en aplomb de la Piazza della Signoria, le fuyard n'avait aucune échappatoire. Face à lui s'ouvrait un abîme de près de quinze mètres.