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- Tu l'as eu, Niccolò, il est fait comme un rat! Malegonnelle... Pourquoi n'a-t-on pas pensé à lui? Il est arrivé d'on ne sait où il y a deux ans à peine, les bras chargés d'or!

Dos au vide, Malegonnelle observait les rodomontades de Ciccio sans donner l'impression de s'en soucier.

- D'un autre côté, qui aurait pu se douter qu'un des membres du conseil était un traître? Tu es vraiment une belle canaille! C'est fini, cette fois-ci, rends-toi!

- Tu parles trop, mon garçon. Avance!

Guicciardini sentit la pointe d'une dague s'enfoncer

entre ses omoplates. Malegonnelle arborait désormais un sourire triomphal.

- J'ai eu peur que vous ne soyez en retard, Éminence.

- Heureusement que j'étais là, imbécile! Tu as trouvé le moyen de te faire reconnaître et de conduire ces deux-là à notre point de rendez-vous! Je te félicite!

Malegonnelle baissa la tête comme un enfant pris en faute.

- Je suis désolé... Je ne sais pas comment ils ont fait pour comprendre. D'un côté, même s'ils ne m'avaient pas piégé dans la cathédrale, ils n'auraient pas mis longtemps à m'identifier. D'un autre côté, si vous m'aviez autorisé à les tuer plus tôt, rien de tout cela ne se serait produit.

La colère de Saint-Malo parut se calmer d'un coup.

- Ce n'est pas si grave. Seulement, tu vas devoir quitter la ville. Je ne tiens pas à ce que tout le monde sache que tu travailles pour moi.

- J'ai tout prévu, articula Malegonnelle d'une voix plus assurée. Tout est prêt. Dans une heure, je serai loin.

- Parfait. Tiens-les en respect, je veux profiter du spectacle, maintenant.

Il tendit sa dague à Malegonnelle, qui vint se placer derrière les deux adolescents. Le cardinal s'avança au bord du précipice et désigna du doigt une tache claire, à l'extrémité opposée de la place.

- Regardez, il arrive!

- Qui ça? demanda Guicciardini.

- L'auteur de tous ces meurtres, bien sûr! Celui qui doit périr pour que nous retrouvions tous la paix: Savonarole.

- Comment pouvez-vous vous réjouir de sa mort? insista l'adolescent. C'est Malegonnelle le coupable.

- Lorsqu'un pion devient trop puissant, il faut le bouter hors de l'échiquier. Bientôt, plus personne ne protégera le gonfalonier. Je pourrai enfin l'abattre à

mon gré. Dans quelques minutes, le sort de la république sera scellé.

- On dirait que tout cela n'est qu'un simple jeu pour vous!

- Oh non, détrompe-toi! Je prépare cet instant depuis si longtemps... Visiblement, la traîtrise est un sentiment très peu partagé ici. Il m'a fallu des mois pour trouver deux alliés dans la place.

- Pourquoi deux? Malegonnelle n'est pas le seul traître? Qui est le second?

Saint-Malo lui intima le silence d'un geste autoritaire.

- Silence maintenant! Le spectacle commence!

Au milieu de la foule, un chariot tentait de rejoindre le bûcher. Debout à l'arrière, les bras liés dans le dos, Savonarole se tenait très droit, la tête haute. Insensible aux injures, il contemplait impassible les visages déformés par la haine qui le cernaient de toutes parts.

Ces visages, il les connaissait pourtant bien. Il les avait vus au cours de ses sermons, buvant ses mots comme autant de paroles sacrées. Il avait partagé leurs moments de bonheur et les avait consolés les jours de peine. Il avait béni leurs enfants et prié pour leurs morts. Tous, il les avait aimés, sans exception.

Il ne ressentait aucune rancœur contre ces hommes et ces femmes. Il n'en voulait à personne, d'ailleurs. Dieu avait voulu qu'il périsse et nul ne pouvait s'opposer à Sa volonté. Savonarole avait accepté depuis longtemps l'idée même de la mort. Le jour où il était monté en chaire pour la première fois, il savait déjà où le conduirait son destin.

Le bourreau le fit descendre du chariot et l'entrava au poteau qui surmontait le bûcher. Sous les acclamations de la foule, il jeta une torche sur l'amas de bois. En quelques secondes, le dominicain disparut derrière un épais rideau de fumée. Sa silhouette sombre s'embrasa presque aussitôt.

Le cardinal de Saint-Malo attendit patiemment qu'il ne reste plus rien du corps de Savonarole, puis fit signe à Malegonnelle de s'approcher. Sans quitter des yeux les deux garçons, celui-ci s'avança jusqu'au rebord du toit.

Le cardinal posa sa main sur l'épaule de son complice.

- Es-tu satisfait?

- Depuis tout ce temps, il n'y a pas eu un seul instant durant lequel je n'aie pas désiré que cette ville brûle des feux de ma vengeance. Merci de m'avoir permis de réaliser ce rêve, Éminence.

- Ne me remercie pas. Tu as fait l'essentiel, après tout... C'est d'ailleurs ce que tout le monde doit croire. Voilà pourquoi tu ne peux rester en vie.

Malegonnelle comprit trop tard. Le mouvement du prélat fut si rapide qu'il n'eut pas le temps de réagir. Son corps se fracassa quinze mètres plus bas, aux pieds de Soderini.

Saint-Malo se retourna vers Machiavel et désigna Guicciardini.

- Je suppose qu'il n'est au courant de rien, ce nigaud?

- Bien sûr que non.

- Au courant de quoi? s'étonna Guicciardini.

- Tu aurais dû te tenir à l'écart, comme je te l'avais conseillé... Cela m'aurait évité d'avoir à agir ainsi.

Machiavel se plaça derrière son ami et lui bloqua les bras. Tandis que Guicciardini, interloqué, tentait de se libérer de son étreinte, le cardinal le frappa au ventre avec sa dague. Le jeune homme contempla un instant le manche de l'arme enfoncée dans son estomac, puis s'affaissa sur le sol, le dos appuyé contre une cheminée.

Il leva les yeux vers son ami.

- Je... Je ne comprends pas...

Machiavel semblait métamorphosé. Une haine longtemps contenue déformait ses traits.

- Ah, Ciccio, mon cher ami Ciccio... Comme toi, j'ai longtemps cru à tous ces idéaux stupides dont on nous a empli l'esprit. L'amitié, la confiance, l'amour... Foutaises! Ce ne sont que mensonges et illusions!

Machiavel s'accroupit devant son ami et trempa l'extrémité de son index dans la tache de sang qui s'étendait lentement sur sa tunique. Il observa un instant la teinte ocre de son doigt, puis l'essuya sur sa propre manche.

- Tu n'aurais pas dû me suivre. Tu vas mourir à cause de ta stupide obstination. J'ai pourtant essayé de te prévenir. Ce n'est pas ce que je voulais...

Pris d'une subite inspiration, le cardinal se pencha à son tour sur le blessé. Il agrippa le poignard et se mit à le déplacer lentement de droite à gauche.

Guicciardini grimaça de douleur:

- Vous êtes complètement fous!

- Je suis juste curieux. Malegonnelle m'a décrit la merveilleuse sensation qu'il a éprouvée en torturant Del Garbo. J'avais hâte d'y goûter moi aussi, voilà tout. J'avoue avoir ressenti une certaine excitation quand j'ai planté ma dague dans ta chair flasque, mais rien d'exceptionnel. Je ne suis pas certain de partager le goût du sang de mon regretté collaborateur.

D'un air détaché, il se remit à jouer avec son arme, arrachant de nouveaux gémissements à sa victime.

- Ça suffit! intervint Machiavel.

À regret, Saint-Malo abandonna son petit jeu.

- Pourquoi as-tu fait ça, Niccolò? demanda Guicciardini.

Il toussa faiblement. Des larmes de souffrance coulaient le long de ses joues.

- Réponds-moi, enfin! Pourquoi?

- Il y a un an environ, j'ai mis la main sur un document très intéressant. Un simple feuillet, en fait, qui traînait par terre dans la salle des archives. Il m'a permis de comprendre la véritable raison de la mort de mes parents.

Saint-Malo s'impatientait:

- Nous perdons trop de temps, achève-le! Ils ont tous vu Malegonnelle tomber. Ils seront là dans un instant.

- Il a le droit de savoir avant de mourir. C'est la moindre des choses. Et puis, je ne vous ai jamais expliqué ce qui m'a décidé à travailler pour vous.