Выбрать главу

Il fit une pause et reprit, les yeux perdus dans le vide:

- En réalité, mon père a été envoyé à Pise par les Médicis. Il devait rencontrer un émissaire et lui verser quelques milliers de ducats pour s'assurer du soutien du roi de France. J'ai retrouvé le brouillon de ce traité. Tout y était consigné: les noms, les dates, le lieu du rendez-vous...

- Pourquoi me racontes-tu tout cela?

- Sois patient, voilà le meilleur... C'est le meilleur ami de mon père qui l'a convaincu d'accepter cette mission. Il lui a même suggéré d'y aller avec femme et enfant pour dissiper tout soupçon. Qui aurait pu croire que cette charmante petite famille portait en elle le destin de la cité?

- De qui s'agit-il? Qui était cet ami?

- L'homme de confiance de Laurent.

- Ficino? Tu te trompes, Niccolò. Il t'a élevé comme son propre fils.

- Il a envoyé mes parents à la mort. Il savait pourtant que l'envoyé français était une vraie vipère.

- Qui devaient-ils rencontrer?

- Un prélat de haut rang. Un cardinal...

Machiavel se tourna vers Saint-Malo, dont le visage

avait pris une teinte grisâtre.

- Ce cardinal, c'était vous!

- Que racontes-tu? balbutia Saint-Malo en reculant. Tout cela n'est qu'un tissu de mensonges!

Le cardinal se prit les pieds dans sa robe et s'étala de tout son long. Machiavel ramassa une tuile et s'en servit pour lui fracasser la mâchoire. Délaissant le prélat qui geignait pitoyablement, la bouche en sang, il revint s'asseoir à côté de Guicciardini.

- Cet assassin voulait garder l'argent pour lui. Il a tendu un piège à mes parents. 11 a ensuite dit à son maître que les Médicis avaient refusé l'accord. Quand le fils de Laurent a été chassé, le roi de France n' a pas bougé le petit doigt pour le défendre.

- Et tu as monté tout cela pour te venger?

- Je voulais qu'ils meurent tous les deux, Ficino et Saint-Malo.

- Il t'aurait suffi de les empoisonner. Ce n'était pas la peine de te compliquer à ce point l'existence.

- Leur ôter la vie ne suffisait pas. Ils devaient souffrir autant que moi. Pour Ficino, c'était facile. En mettant en danger son bien le plus précieux, Annalisa, j'étais certain de venir à bout de son cœur. Les choses se sont révélées plus compliquées pour le cardinal, car je ne pouvais pas le tuer moi-même.

- Tu lui as fait croire que tu pouvais l'aider...

- Cet imbécile est venu me demander de lui servir d'espion dans le Palazzo Comunale. Il m'a raconté l'histoire de Malegonnelle. J'ai tout de suite compris comment tirer parti de sa soif de vengeance.

Machiavel se mit à rire en contemplant la mine déconfite du cardinal.

- Depuis le début, il a suivi mes conseils sans jamais se poser de questions! Tout s'est bien passé jusqu'à ce que cet imbécile de Malegonnelle se fasse voler la lettre de change par Boccadoro. Lorsque j'ai su que Del Garbo l'avait dissimulée quelque part dans la Bibliothèque médicéenne, j'ai dû intervenir pour la récupérer. Sans votre aide, d'ailleurs, je ne l'aurais jamais retrouvée.

- Tu crois vraiment pouvoir t'en tirer aussi facilement?

- Allons, Ciccio, ne sois pas si naïf! Il n'y a que dans les contes pour enfants que le méchant est puni à la fin. Demain, la nonne avouera tout à Soderini. Elle ignore mon rôle dans l'affaire. Seul ce gros porc sanguinolent le connaissait.

Des bruits de pas s'approchaient au loin. Guicciardini voulut parler, mais les mots se brisèrent dans sa gorge. Son ultime effort pour se relever fut vain. Un sifflement rauque s'élevait désormais chaque fois que l'air envahissait ses poumons.

- Voilà Malatesta et ses hommes. Je suis désolé, Ciccio. J'aurais préféré que tu ne sautes pas sur ce toit, tout à l'heure, mais je ne peux plus revenir en arrière, pardonne-moi...

Pesant de tout son poids sur la dague, Machiavel l'enfonça jusqu'à la garde dans le ventre du blessé.

Sans une plainte, Guicciardini chercha à tâtons les mains de son assassin et les serra dans les siennes. Un flot de sang jaillit de sa bouche lorsqu'il rendit l'âme.

19

La porte s'ouvrit brutalement. Soderini et Malatesta firent irruption sur la terrasse, escortés par deux soldats.

- Que s'est-il passé? demanda le gonfalonier. Machiavel tenait toujours les mains du mort dans les

siennes. Des larmes coulaient sur ses joues maculées du sang de son ami.

- Il... il a tué Ciccio! articula-t-il en désignant Saint-Malo. Et puis il a poussé Malegonnelle. Je n'ai pas pu l'en empêcher. J'ai seulement réussi à l'assommer.

Malatesta observa le corps avachi du cardinal. Replié en position fœtale, le prélat gémissait faiblement. Le mercenaire lui donna un violent coup de pied dans les reins. Saint-Malo réagit à peine.

- Espèce de salaud! C'est ta faute, tout ça, hein? Il empoigna le cardinal par le col de son manteau et le redressa de force. Le prélat tenait à peine debout. Il tendit la main vers Soderini et essaya de se justifier. Sa mâchoire brisée l'en empêcha. Ses grognements furent emportés par le vent. Livide, il s'écroula à nouveau sur le sol.

- Il m'a tout avoué. Malegonnelle travaillait pour lui. Savonarole n'y était pour rien. Ce sont eux les seuls responsables!

Soderini se pencha sur le cadavre et retira la dague du ventre de l'adolescent.

- Tous ces morts, toutes ces horreurs... Était-ce vraiment nécessaire, Éminence? Y a-t-il une cause qui vaille cela? Pas celle de Dieu, en tout cas.

Sur un signe du gonfalonier, les gardes disparurent. Le cardinal jeta un regard apeuré autour de lui. Quelques sons maladroits s'échappèrent de sa bouche gonflée:

- Ambassadeur... impunité...

Soderini tendit l'arme à son homme de main.

- Il a raison, son statut le protège. Nous ne pouvons pas le condamner.

- Enfin, Excellence, ce chien mérite cent fois la mort!

- J'en suis bien convaincu, mais il est toujours notre hôte. Il ne nous incombe pas de lui infliger sa juste punition. J'imagine que son maître serait fort mécontent si nous tuions l'un de ses plus loyaux sujets.

Saint-Malo reprit quelques couleurs en entendant les mots du gonfalonier. Il se redressa avec difficulté et remit un peu d'ordre dans ses vêtements. D'un pas chancelant, il se dirigea vers la porte qui menait aux étages inférieurs.

Au moment où il posait la main sur le loquet, Soderini s'interposa:

- J'ai dit que nous ne pouvions pas vous tuer, non que vous deviez vivre.

- Mais...

- J'ai le regret de vous informer que ce traître de Malegonnelle vous a lâchement assassiné, Éminence. Il vous a frappé avec cette dague avant de se suicider. Le plus triste, dans l'histoire, c'est que vous avez survécu assez longtemps pour endurer d'atroces souffrances. C'est bien ce que tu as vu, Niccolò?

Machiavel hocha la tête. Ses yeux brillaient d'une lueur singulière.

- Et toi, Malatesta, ne le regrettes-tu pas déjà, ce prélat merveilleux qui a illuminé nos vies par son honnêteté et sa piété?

- Oh oui! Je l'ai malheureusement trop peu connu. Nous aurions pu si bien nous entendre, lui et moi! J'ai tellement de peine...

- Nous allons te laisser à ton recueillement. Viens avec moi, Niccolò, Malatesta a besoin d'être un peu seul.

Au moment de s'engager à son tour dans l'escalier, Machiavel se retourna une dernière fois. Il fixa le corps inerte de son ami, puis s'attarda sur celui du prélat qui gisait, prostré, aux pieds du mercenaire. Ses lèvres s'entrouvrirent, comme s'il voulait ajouter quelque chose. Il se contenta de pousser un long soupir et referma la porte.

Lorsqu'il se retrouva seul face à la mort, le cardinal de Saint-Malo poussa un terrible hurlement.