La vision de ce jour-là était pourtant bien loin d'égaler en horreur ce qu'il avait sous les yeux.
- Oh, Seigneur, quelle monstruosité! eut-il juste le temps d'articuler avant de vomir.
Le gonfalonier se releva au bout de deux ou trois minutes, livide. Un long filet de bile coulait du coin de sa bouche. Son regard était aussi vitreux que celui de qui a vu Belzébuth en personne et sait que cette image terrifiante s'imprimera dans son esprit chaque fois qu'il fermera les yeux.
Ce ne pouvait être que l'œuvre du diable. Un sentiment de rage le submergea.
- Que lui est-il arrivé? murmura-t-il en fixant longuement chacun des hommes qui l'entouraient.
Corbinelli se chargea de répondre à sa question.
- On a découpé tout ce qui pouvait l'être, des parties génitales aux seins, en passant par la langue et les oreilles. La plupart des os sont brisés et la peau a été presque entièrement enlevée. Sans parler des yeux crevés et des dents arrachées. Alors qu'il était encore vivant, bien entendu.
- As-tu idée de qui il s'agit?
- Je doute que nous parvenions à l'identifier. Au premier abord, je ne savais même pas s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme.
- Mais pourquoi lui a-t-on fait subir de telles atrocités? Tu penses qu'on a voulu lui faire avouer quelque chose?
- Aucune information ne justifie de telles souffrances. Le dixième de ce qu'il a subi aurait suffi à faire renier sa religion à n'importe qui. La seule raison que je vois pour l'instant, c'est le plaisir.
Un long silence vint souligner les paroles du médecin.
- Et combien de temps est-il resté dans l'eau selon toi, Girolamo?
- Difficile à dire... Une journée, peut-être deux.
Pour la première fois, la voix de Malatesta s'éleva dans la lourde moiteur de la cave:
- Quelle que soit la cause de ces tortures, il y a quelque chose que je ne m'explique pas. Pourquoi le cadavre a-t-il été abandonné ainsi? Il n'était même pas lesté et flottait tranquillement sur le fleuve! Il aurait été plus prudent de l'enterrer quelque part ou de le jeter au fond d'un puits.
- Et s'il avait été laissé là dans le seul but que quelqu'un le retrouve? Cela expliquerait qu'on lui ait donné cette apparence si spectaculaire.
- Arrête de dire n'importe quoi, Corbinelli! Quel tueur laisserait traîner une telle preuve de son crime?
- L'assassin veut que nous sachions qu'il existe, voilà tout.
Le mercenaire ne put retenir plus longtemps la sourde irritation qui n'avait cessé de croître en lui depuis qu'il avait posé le pied sur le sol de la cave. Sa main s'écrasa contre le marbre de la table.
- J'en ai assez entendu! Tes compétences s'arrêtent au seuil de cette pièce. Le reste ne regarde que moi, alors laisse-moi m'occuper de cette enquête et retourne à tes livres. On n'a jamais vu d'assassin fournir lui-même des indices sur son crime!
Les deux hommes s'affrontèrent du regard durant de longues secondes. S'ils n'avaient jamais éprouvé l'un pour l'autre quelque affection ou amitié que ce fût, leur rivalité s'affichait désormais au moindre prétexte. Ils en étaient arrivés à un tel degré de haine réciproque que la plus petite étincelle menaçait de porter leur inimitié à son point d'incandescence.
Malatesta dominait Corbinelli de plus d'une tête. Il le contemplait avec le sourire arrogant qui ne le quittait jamais lorsqu'il se trouvait en présence du médecin, dont il détestait l'assurance tranquille. Agir, frapper, vaincre: tels étaient les seuls mots d'ordre de Ruberto Malatesta. Aussi avait-il bien du mal à comprendre pourquoi le gonfalonier s'embarrassait de cet être chétif qui répugnait à toute forme de violence et n'avait probablement jamais empoigné une épée.
De son côté, Corbinelli vomissait la brutalité et la sauvagerie qui transparaissaient sous les riches pourpoints brodés d'or du mercenaire, à qui il rendait plus de vingt ans et près de trente kilos de muscles. Il comprenait l'usage qu'en avait le gonfalonier, mais faisait tout pour limiter son influence auprès de ce dernier.
- Calmez-vous! ordonna Soderini. Vous avez mieux à faire que de vous chamailler. Nous tenterons plus tard d'expliquer la présence de ce cadavre dans l'Arno. Pour le moment, l'important c'est de trouver son nom.
- Ce ne sera pas facile, dit Corbinelli. Le corps est en piteux état.
- Aussi vas-tu t'adonner à ton passe-temps favori. Ouvre-le et vois ce que tu peux en tirer.
Malatesta tressaillit et se tourna vers le gonfalonier.
- Est-il nécessaire que mes soldats restent devant la porte, Excellence? Je ne suis pas certain que ce soit là le meilleur gage de discrétion.
- C'est inutile, tu as raison. Tout le monde évite cette maison comme la peste. Et puis Deogratias suffit amplement à dissuader les voisins de se montrer trop curieux. Tu peux renvoyer tes hommes, mais dis-leur de tenir leur langue. Profites-en pour commencer ton enquête.
Malatesta acquiesça et gravit les marches au pas de course, n'ayant à l'esprit qu'une seule idée, qui revenait sans cesse, telle une litanie lugubre et obsédante: s'éloigner au plus tôt de ce lieu maudit.
Le médecin se mit au travail dans le plus grand silence. Au centre de la pièce, sur la dalle de marbre, reposait la dépouille repêchée dans les eaux de l'Arno. L'immersion prolongée du cadavre avait considérablement accéléré le phénomène de décomposition. Le plus léger contact paraissait suffisant pour que les morceaux de chair qui pendaient sur toute la surface du corps s'en détachent.
L'odeur était si forte que Soderini sentit brusquement la tête lui tourner. Il dut s'appuyer contre le mur pour ne pas tomber. Corbinelli lui tendit un bol rempli d'une substance pâteuse.
- Vous devriez utiliser cet onguent, Excellence. Il n'y a rien de plus efficace, vous allez voir.
Soderini trempa ses doigts dans la pâte que lui présentait le médecin et répandit une couche épaisse sur sa lèvre supérieure. Une forte odeur de camphre envahit ses narines. Son haut-le-cœur cessa presque aussitôt.
- Notre ami est dans un sale état, dit Marco d'une voix dénuée d'émotion.
- Il s'est décomposé à une vitesse déconcertante. J'ai bien peur que tout ne soit corrompu à l'intérieur.
À cette perspective, le gonfalonier ne put masquer une grimace de dégoût. Le médecin lui offrit une dernière chance d'échapper à la sinistre opération.
- Vous n'êtes pas obligé de rester, Excellence. Vous pouvez très bien attendre en haut. Marco a l'habitude de m'assister.
- Ça ira. L'intérieur peut difficilement être pire que l'extérieur et, de toute manière, mes intestins sont vides.
- D'accord, alors allons-y.
Armé d'une lame, Corbinelli esquissa une figure complexe sur ce qui restait du torse, puis il enfonça ses mains nues dans la mince fente ainsi tracée. Il écarta les deux parties et ouvrit la cage thoracique. Ce qu'il vit semblait encourageant, puisqu'un sourire de contentement se dessina sur ses lèvres.
- Les viscères sont bien mieux conservés que je ne pensais. Le cœur est presque intact, à l'exception de cette blessure mortelle.
- Qu'est-ce qui a pu faire cela? Un poignard?
- Non, l'entaille est beaucoup trop fine et régulière. J'opterais plutôt pour un instrument très effilé. Un stylet ou bien une sorte de longue aiguille. L'homme n'a sans doute rien senti de plus qu'une piqûre.
- La fin a été plus douce que ce qui l'a précédée... soupira le gonfalonier tandis que Corbinelli continuait à fendre les chairs. Que vois-tu d'autre?
Le médecin observa le foie à la lumière d'une grosse bougie et fit de même pour les autres organes sans rien trouver de concluant.