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- Très drôle, Ciccio... Non, j'ai une vraie nouvelle, absolument confidentielle. Je la tiens du cousin de ma mère, Battista, celui qui fait partie de la milice...

- Attends une seconde, j'ai bien trop soif pour t'écouter. Commande donc un autre pichet de ce merveilleux petit vin!

- Tavernier! beugla le jeune homme au visage boutonneux, si fort que sa voix parvint miraculeusement à dépasser le vacarme qui régnait dans l'auberge pour atteindre les conduits auditifs d'une serveuse aux hanches larges et avenantes.

La plantureuse créature s'avança d'un pas lent vers la table des trois jeunes gens. C'était une femme d'une cinquantaine d'années, à qui la vie avait amplement apporté son lot de malheurs et de tragédies. Elle gardait peu de stigmates de ses longues années de prostitution, si ce n'était l'éternelle expression d'ennui qui figeait ses traits, ajoutée à une envie certaine de castrer certains des nombreux mâles qu'elle avait connus.

Malgré les dommages irréparables que les années d'excès avaient causé à son corps, elle mettait un point d'honneur à ne porter que des vêtements mettant en valeur ses formes plus qu'abondantes. Cette habitude lui valait une popularité inégalée parmi les soiffards qui prenaient quotidiennement le risque d'affronter la fermeté de sa poigne et l'acidité de ses paroles.

Sans se départir de son air las, elle se planta devant celui qui venait de crier:

- Qu'est-ce que ce sera encore, les garçons?

- Amène-nous donc un autre cruchon de vin, Teresa! dit le jeune homme en essayant de glisser la main sous les jupons de l'hôtelière, qui, d'un coup sec sur l'avant-bras, lui fit aussitôt renoncer à sa tentative.

- Les femmes comme moi ne sont pas faites pour les jouvenceaux de ton espèce, mon petit! ironisa-t-elle d'une voix railleuse. Nous en reparlerons lorsque l'arbrisseau que tu caches dans ton pantalon aura enfin atteint une taille respectable.

À ces mots, Francesco Vettori, qui allait sur ses dix-neuf ans et estimait que les rares poils disséminés sur son menton témoignaient de l'achèvement de sa puberté, ne put contenir un hoquet d'indignation. Sous les acclamations des deux autres membres de la tablée, Teresa attrapa la joue du jeune homme. Avant de la lâcher, elle attendit d'être certaine que la trace sombre qu'elle y avait apposée perdurerait quelques minutes au moins.

Puis elle se retourna tranquillement et se mit en devoir de percer la foule, n'hésitant pas à jouer des coudes pour repousser tous ceux qui se trouvaient sur son chemin. Vettori put enfin pousser un cri de douleur.

- Allez, Francesco, montre-nous ton arbrisseau, que l'on voie enfin si son feuillage commence à pousser! le railla son voisin de gauche, un grand brun au teint olivâtre, légèrement plus âgé.

- Que t'est-il arrivé à la joue, Francesco? continua le garçon joufflu qui se tenait en face de lui. C'est un suçon de Teresa, non?

- Encore un mot, et on ira régler ça dehors! lui répondit violemment Vettori, d'autant plus vexé que son cri avait attiré l'attention des ivrognes serrés les uns contre les autres dans l'auberge.

- Quand tu veux, mon petit jouvenceau! Mais peut-être préfères-tu attendre l'heure de ta tétée. Je ne veux pas qu'on m'accuse de t'avoir tué alors que tu n'étais pas en pleine possession de tes moyens physiques!

À ces mots, Vettori se redressa d'un bond et tenta de se jeter sur lui, mais ne parvint qu'à retomber lourdement sur son voisin.

- Excuse-moi, Niccolò... J'ai du mal à tenir debout ce soir.

Niccolò Machiavel n'avait pas participé à la beuverie aussi activement que ses deux compagnons, aussi sa voix était-elle moins hésitante que la leur:

- Allons, calmez-vous tous les deux! J'en ai plus qu'assez de vos disputes incessantes. Tu t'es attaqué à plus fort que toi, Francesco, voilà tout. Cela fait dix ans que Teresa répond avec la grâce qu'on lui connaît à tous les poivrots qui essaient d'abuser d'elle!

- Tu as tort de te fier à son aspect physique, renchérit l'adolescent corpulent, inscrit sur les registres d'état civil sous le nom de Piero Guicciardini, mais que ses amis avaient affublé du sobriquet de Ciccio. En réalité, Teresa est une vraie sainte. Pour rien au monde elle ne manquerait la messe du matin.

- Surtout si c'est le ténébreux moine de son cœur qui la dit! conclut Vettori en rajustant la longue mèche blonde dont il tirait une immense fierté.

- Vous pouvez rire, mais la moitié des femmes de cette ville sont amoureuses de Savonarole! conclut Machiavel en esquissant un sourire amusé. En voilà autant qui ne rêvent pas de vos caresses!

Vettori grimaça et ne put s'empêcher de maugréer, d'un ton qui ne laissait aucune ambiguïté quant aux sentiments qu'il nourrissait à l'égard du moine:

- Je voudrais bien savoir pourquoi elles ne parlent toutes que de lui! Il n'a jamais touché une femme et n'est sans doute pas près de le faire...

- "Cessez de vous rouler dans le lucre et la luxure! Priez le Seigneur, car Lui seul peut nous sauver!" tonna Guicciardini dans une imitation de la voix de stentor du dominicain, justement récompensée par une salve d'applaudissements.

Grisé par ce succès, il poursuivit:

- "Consacrez toute votre énergie à Dieu! Ne la gaspillez pas avec vos épouses, mais confiez plutôt vos femmes aux bons soins de Francesco Vettori, cette incarnation du Malin qui ne pense qu'à baiser!" rugit-il, tandis que ses deux comparses se tordaient de rire sur leurs chaises.

- Arrête, Ciccio, c'est trop drôle! J'ai l'impression que mes boyaux vont éclater! le supplia Vettori en se tenant le ventre.

Sans la moindre pitié pour les entrailles de son ami, Guicciardini brailla dans un ultime éclat de voix:

- "Crève, Francesco! Tu sèmes les graines de l'impureté et du vice jusqu'au cœur de notre cité! C'est là l'unique fin que tu mérites!"

Apercevant de loin le regard désapprobateur de Teresa, il mit un terme brutal à son imitation.

- Il me semble que ce bon Savonarole aurait des paroles plus charitables, non? interrogea Vettori, profitant du silence qui venait de s'installer.

- J'en doute, lui répondit Machiavel. Il prend très au sérieux son rôle de messager de Dieu. Il est prêt à écarter de son chemin tous ceux qui pourraient s'opposer à son nouvel ordre moral.

- Pourvu qu'il me cède une ou deux jeunes filles à besogner, je le laisserai dire tous les sermons du monde, conclut Vettori, dont les yeux bleus se mirent à briller d'une lueur où se mêlaient désir et frustration.

Se souvenant soudain qu'il n'avait pas encore dévoilé son secret, Guicciardini prit la parole d'un ton solenneclass="underline"

- Niccolò, je te rappelle que notre cher Francesco ici présent, sans doute le plus grand vantard que la terre toscane ait jamais porté, a une importante nouvelle à nous communiquer. Espérons qu'elle sera authentique, pour une fois.

- C'est vrai, ne nous fais pas languir. De quoi s'agit-il?

D'un geste théâtral de la main, Vettori réclama le silence, puis toussa une ou deux fois pour se donner de la contenance.

- Bon, d'accord. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, le cousin de ma mère...

- Battista! l'interrompit son gros voisin.

- Tais-toi, Ciccio! Laisse-le parler...

- Donc, Battista était de garde cette nuit avec le vieux Torricelli sur le pont qui traverse l'Arno, au nord de la ville. Ils étaient en train de terminer leur dernière ronde, vers six heures, lorsqu'ils ont aperçu un paquet qui flottait, coincé dans des branches. Ils ont réussi à le récupérer avec leurs lances et l'ont ouvert.