- Accélère un peu, Francesco! Qu'y avait-il à l'intérieur?
- Je parie qu'il y avait quelques barils de vin, que Torricelli a immédiatement vidés. Il boit plus vite qu'il ne respire, celui-là.
- Il aurait préféré y trouver du vin, Ciccio. En fait, il s'agissait d'un cadavre, et tellement pourri que le vieux Torricelli a dégobillé sur-le-champ toute la gnôle qu'il avait bue durant la nuit.
- Et qu'ont-ils fait?
- Ils ont refermé le sac du mieux possible et Battista est allé chercher les hommes de Malatesta.
- Il leur a dit qu'il avait vu ce que contenait le sac?
- Non, tu penses bien. Il n'avait aucune envie de finir dans les geôles du Bargello. Tout le monde sait que Malatesta n'est pas du genre à réfléchir longtemps pour résoudre les problèmes délicats. Il a prétendu qu'il n'avait pas pu s'en approcher à cause de l'odeur. Les hommes de Malatesta l'ont fait déguerpir si vite qu'ils n'ont pas pris le temps de l'interroger davantage.
Troublés par cette nouvelle, ses deux amis observèrent un long moment de silence que Vettori savoura comme une juste victoire après tant de sarcasmes.
Machiavel fut le premier à réagir:
- Le conseil de la cité doit se réunir demain. Le sujet y sera sans doute abordé.
- Tu peux en être certain! rétorqua Guicciardini. J'en connais qui seront trop heureux de mettre Soderini en position délicate.
- Si nous sommes au courant de cette histoire, toute la ville doit l'être, soupira Machiavel. N'ayez pas peur, je vous raconterai tout cela juste après.
Tout heureux de voir que son ami avait fort bien saisi le message qu'il s'efforçait de lui transmettre par la pensée, Guicciardini lui tapa joyeusement sur l'épaule.
- Comme quoi connaître un secrétaire de chancellerie présente aussi des avantages! Tu te décides enfin à nous apporter quelques nouvelles croustillantes en échange de tous les ragots que nous t'offrons chaque soir!
- J'ai peur de te décevoir, Ciccio! Il ne faut pas espérer y entendre de racontars. On n'y apprend d'ailleurs rien de bien palpitant. Quant à moi, je passe mon temps à rédiger des comptes rendus que personne ne lira et qui finiront couverts de poussière dans la salle des archives. Rien de bien passionnant...
- Il faut le dire au vieux Ficino! C'est lui qui insiste pour que ses élèves fréquentent les hauts lieux du pouvoir le plus tôt possible!
- Ton tour viendra aussi, Francesco...
- Le plus tard possible, j'espère! J'ai encore besoin de quelques longues années pour préparer mon cerveau aux méandres de la politique.
Guicciardini leva la main droite, dans un geste qui se voulait solennel.
- Sache que tu pourras nous rapporter en toute confiance ce qui se dira demain, Niccolò. Je te promets que nul n'en saura rien.
- Nous serons aussi muets qu'un bronze de Verrocchio! ajouta Vettori, qui, bien sûr, n'en pensait pas un mot.
- J'en doute, vous êtes capables de répandre un ragot dans toute la Toscane en moins d'une heure!
Cette remarque mit en joie ses compagnons, heureux de voir leurs capacités reconnues à leur juste valeur. Pour fêter cette victoire, Guicciardini se mit à hurler:
- Teresa, vite, du vin! On meurt de soif dans ta foutue taverne!
La nuit touchait à sa fin. La pluie fine avait laissé place à une averse qui avait empli les rues de larges flaques boueuses. Une épaisse chape de brouillard s'était étendue sur la ville, au point que l'on n'y voyait pas à cinq mètres. L'individu qui marchait d'un pas rapide dans les ruelles du quartier San Bernardo n'aurait pu rêver conditions plus parfaites pour accomplir sa mission.
Il avait relevé le col de son manteau jusqu'à la base de son nez et fait retomber sur ses yeux le large bord de son chapeau. Plongé dans l'obscurité, son visage était méconnaissable. Le seul indice sur son identité était la solide lame de Tolède qu'il portait au côté, glissée dans une simple boucle de cuir.
Ce n'était pas, en effet, l'épée souple et ornée d'un pommeau finement ciselé qu'arboraient habituellement les aristocrates, plus soucieux du style que de l'efficacité d'un tel instrument. Bien peu, d'ailleurs, avaient appris à prendre en main la flamberge autrement que comme on tient une plume d'oie. De toute manière, ils avaient amplement démontré par le passé qu'il leur était bien plus naturel de périr au combat que de tuer. Les gonfaloniers successifs avaient pris acte de cet atavisme et avaient compris qu'il valait mieux offrir à des mercenaires le monopole - glorieux, mais dangereusement puéril - de la guerre plutôt qu'à la fine fleur de la noblesse florentine.
C'était là au contraire l'arme d'un homme qui considère son épée comme purement utilitaire, conçue dans le seul but de tuer d'une botte droit dans le cœur, éventuellement dans la gorge, mais toujours avec une parfaite efficacité.
Noyée dans l'ombre, la minuscule silhouette s'avançait comme la mort poursuit les combattants sur le champ de bataille. Nul ne la vit traverser le Ponte dei Martiri, pas plus qu'on ne la remarqua lorsqu'elle s'attarda sous les arcades de la Piazza Sant'Anna. Scrutant les environs déserts, le mystérieux individu tendit l'oreille, attentif au moindre bruit suspect. Il ne vit personne, à l'exception d'un chat solitaire cherchant un abri épargné par la pluie, et n'entendit d'autre son que celui de sa propre respiration, tranquille et régulière.
Il songea que ses précautions étaient sans doute inutiles, dans la mesure où les rares personnes encore debout seraient trop imbibées d'alcool pour le reconnaître. Et puis la lame acérée de sa fidèle épée était le meilleur moyen de faire retomber les poivrots dans les limbes qu'ils n'auraient jamais dû quitter. À cette pensée, un sourire naquit brièvement sur ses lèvres, tandis que ses doigts glissaient sur le manche de l'arme.
Durant un instant, tout son esprit ne fut plus tendu que vers l'idée de mort. Il gardait encore en mémoire les cris de douleur du pauvre petit barbouilleur qu'il avait torturé la veille. Il se sentait frustré, car il l'aurait volontiers fait souffrir quelques heures de plus, mais son maître l'en avait empêché. Et il ne lui avait même pas laissé le plaisir de l'achever.
Il sentit monter en lui une irrépressible envie de tuer. Mais il avait mieux à faire dans l'immédiat. Il se promit d'étancher sa soif de sang dès que sa mission serait achevée.
Il était sur le point de se remettre en marche, lorsque, à une vingtaine de mètres à peine, la porte d'une taverne s'ouvrit, laissant échapper un flot de lumière. Assourdis par le bruit de l'orage, les rires hystériques des soûlards encore en activité brisèrent le silence de la nuit.
Trois silhouettes sortirent et s'avancèrent vers lui. S'il avait été plus près, il aurait sans doute pu distinguer les mamelons joufflus de la matrone qui, avec l'aide d'un jeune homme, soutenait tant bien que mal un rare spécimen de carcasse avinée.
Le vent porta jusqu'à lui quelques bribes de conversation.
- Ça va aller, Francesco? demanda celui des adolescents qui tenait encore debout.
- Mais oui, ne t'inquiète pas pour moi... Je... je... peux quand même rentrer chez moi!
- Tu es sûr qu'il en est capable, Niccolò? s'inquiéta Teresa.
- Bien sûr... que je peux le faire! beugla l'ivrogne. Regardez... J'arrive presque à marcher droit!
Se dégageant des mains qui le tenaient, Vettori s'écroula dans une large flaque de boue. Il refusa l'aide que lui proposaient Teresa et Machiavel, et se releva avec peine en prenant appui sur le mur de la maison la plus proche. Il se retourna une dernière fois et lança d'une voix rauque, tandis que la porte de la taverne se refermait sur des rires joyeux:
- Allez... bonsoir! Buvez à ma santé!
Ignorant la pluie qui tombait désormais en rafales diluviennes, il entama une lente progression, se gardant bien de lâcher le mur. Quelques pas plus loin, sa main se posa tout près du petit renfoncement où s'était dissimulé le rôdeur, dont les yeux brillaient d'un étrange éclat lumineux.