— À une station de taxis, alors, puisque vous m’avez fait renvoyer le mien.
— Étes-vous si pressé ? coupa lady Mendl. Il me semble à moi que le Comité – la partie tout au moins qui travaille ! – devrait se réunir d’urgence. Je vous rappelle que, dans quinze jours, nous avons concert et fête au Hameau. Il me paraît difficile d’annuler : les invitations sont parties depuis belle lurette et presque tous ont accepté.
— C’est pourtant vrai, gémit Mme de La Begassière ! Je l’avais totalement oubliée, celle-là. Qu’allons-nous faire ? Imaginez que cet assassin même pas capable de savoir qui il tue recommence pendant la soirée !
Bonne organisatrice en temps normal, douée d’un heureux caractère et débordante de bonne volonté, la pauvre femme se sentait dépassée par les événements. Ce fut Crawford qui lui répondit :
— Il n’y a aucune raison d’annuler. Les frais engagés sont trop importants. Il suffira de faire tenir une invitation au commissaire Lemercier.
Celui-ci ayant donné son accord, lady Mendl proposa alors de réunir tout le monde chez elle le lendemain soir autour de la table du dîner.
— J’habite la villa Trianon, en lisière du parc. Vous serez des nôtres, commissaire ?
Celui-ci s’inclina :
— Merci, madame, mais je crains d’avoir trop à faire. Tenez-moi cependant au courant de ce que vous déciderez. À présent, partons, prince, si vous le voulez bien. Je vous ferai raccompagner, se hâta-t-il d’ajouter.
Aldo se serait volontiers attardé mais, peu désireux de ramener au noir une humeur qui semblait s’être considérablement adoucie, il se laissa emmener après avoir salué les personnes présentes. Il allait monter en voiture quand lady Mendl lui lança :
— Si Adalbert est à Paris, amenez-le !
Un pied déjà à l’intérieur, il se retourna, surpris :
— Adalbert ? Vous voulez dire Vidal-Pellicorne ?
— Il n’y en a qu’un pour moi avec un nom pareil ! fit-elle en riant. Pour vous aussi, j’imagine. Et je le connais depuis longtemps ! Soyez bon, venez avec lui.
— Avec plaisir !
Ça, c’était une bonne nouvelle ! Il comptait interroger le commissaire sur cette Anglaise qu’il ne connaissait pas, n’ayant découvert le Comité qu’à la veille de l’inauguration mais Adalbert ferait cela beaucoup mieux que lui et, puisque l’atmosphère était à la détente, il préférait employer le trajet à poser une question qui le tarabustait.
Il commença, prudemment, par demander :
— Si ce n’est pas contraire à votre enquête, j’aimerais savoir…
— … ce qu’il en est du faux bijou qui vous tourmentait tant ?
— Bravo : vous lisez dans les pensées…
— Je n’y ai pas grand mérite : c’est la seule chose qui pouvait vous intéresser dès le moment où vous n’aviez rien à voir avec le vol… et le meurtre. Eh bien, vous allez avoir une surprise : le joaillier Chaumet a reçu pendant la préparation de « Magie d’une reine » » une lettre d’une demoiselle Caroline Autié. Elle disait que sa famille avait possédé un bijou en diamants ayant appartenu à Marie-Antoinette mais se l’était fait voler et ne détenait plus qu’une copie réalisée par son grand-père. Elle demandait que l’on consentît à l’exposer avec les autres joyaux dans l’espoir que le voleur, ou tout au moins, le possesseur actuel, se manifesterait. Le bijou était joint à la lettre, l’expéditrice ajoutant qu’elle partait sur-le-champ pour Florence où une parente chère était au plus mal. Elle ne pouvait donc attendre la réponse et lui confiait son bien. S’il refusait de l’exposer, elle ne lui en voudrait pas et se contenterait de le reprendre, tout simplement…
— Dès l’instant où l’on montrait une copie du fameux collier, remarqua Morosini, il n’y avait aucune raison de ne pas accepter en effet. D’autant que Chaumet a dû en voir d’autres, comme tous les grands joailliers…
— Oui, mais s’imaginer qu’un voleur ou un acheteur se manifesterait était peut-être un peu léger.
— Pas tellement. La vanité des collectionneurs est sans limite. Qu’un quidam ose se prétendre possesseur de la merveille qu’il détient lui est insupportable. J’en sais quelque chose, soupira-t-il en accordant une pensée à la Rose d’York, le vieux diamant qui avait fait couler tant de sang. Il ne peut s’empêcher de se manifester – plus ou moins ouvertement sans doute – mais il n’y manque pas. Cela dit, Chaumet vous a donné, j’imagine, l’adresse de la demoiselle ? Vrai ou faux, on lui a volé sa « larme » : il faut la prévenir…
— Tout ce que l’on peut faire, c’est mettre une convocation dans sa boîte aux lettres à tout hasard. Elle habite une vieille maison assez solitaire et passablement en mauvais état à la limite du Chesnay. Et comme elle l’avait annoncé, il n’y a personne.
— Pas de domestiques ? Pas de voisins ?
— Absolument rien ! grogna Lemercier, qu’Aldo commençait à agacer. Elle n’a pas l’air de rouler sur l’or, on peut comprendre qu’elle ait envie de retrouver les vraies pierres…
— Cela vous ennuierait… de me donner cette adresse ?
Oui, ça l’ennuyait ! Devenu soudain rouge brique, le commissaire aboya :
— Pour que vous vous mêliez de ce qui ne vous regarde pas ? Pas question !… Tenez, il y a là deux taxis en station ! Prenez-en un et rentrez chez vous ! Je vous ai assez vu pour aujourd’hui !
— Et… pour les jours à venir ?
— Restez tranquille et surtout ne quittez pas Paris. N’oubliez pas que vous êtes témoin… au minimum. Alors, restez à ma disposition ! Et, au fond, je me demande si vous ne feriez pas mieux de vous installer ici le temps de l’enquête ?
— Mais c’est que je n’ai pas que ça à faire, moi ! Je suis commerçant et je ne suis venu que pour quelque jours…
— Désolé mais j’aime mieux vous avoir sous la main. Vous êtes, paraît-il, un homme précieux, un connaisseur dans les affaires de bijoux…
— Je préfère « expert » coupa sèchement Morosini. C’est mon titre officiel…
Lemercier balaya la mise au point d’une main désinvolte :
— Je ne vois pas la différence ! Quoi qu’il en soit, vous êtes une sorte de champion dans votre partie c’est du moins ce que prétend mon collègue Langlois. Il lui serait même arrivé de faire appel à vos talents ! Ça le regarde ! Personnellement, je ne vous connais pas mais puisque vous êtes tellement intéressant je ne suis pas disposé à vous courir après jusqu’à Venise. Et ce, même jusqu’à Paris, au cas où j’aurais besoin de vous dans l’instant. En outre, la plupart des gens de votre comité habitent Versailles. Ils ne manquent pas de place et il y en aura certainement un qui se fera une joie de vous offrir l’hospitalité !
— Je déteste déranger ! protesta Morosini. Si je dois rester, ce sera à l’hôtel…
— Justement nous en avons un excellent : le Trianon Palace. À moins qu’il ne soit pas dans vos moyens ? ricana Lemercier sans imaginer un seul instant que sa victime mourait d’envie de lui aplatir le nez. « Maintenant, descendez ! »
Et sans lui laisser le temps de respirer, il l’embarqua dans le premier taxi en lançant au chauffeur :
— À Paris !
Un vague grognement en guise d’adieu et l’on se sépara. Aldo avec une certaine satisfaction : il avait besoin de réfléchir et le voisinage de ce policier hargneux avec lequel il ne savait trop sur quel pied danser n’y était pas favorable. Une chose était sure : Lemercier ne l’aimait pas et, Dieu sait pourquoi, il adorerait pouvoir lui mettre sur le dos cette bizarre affaire de vengeance posthume suscitée sans doute par l’exposition de Trianon. Il n’aurait sûrement pas hésité si Langlois ne s’en était mêlé et sa dernière crise de mauvaise humeur venait peut-être de ce qu’en le convoquant à son bureau il lui avait fourni un alibi parfait pour le second meurtre.