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Quant à lui-même, Aldo reconnaissait qu’il avait fait un pas de clerc en demandant l’adresse de Mlle Autié : c’était annoncer justement qu’il avait l’intention de se « mêler de ce qui ne le regardait pas ». Alors qu’il aurait été tellement plus simple de la demander à Chaumet.

Il en était à ce stade de ses cogitations quand la vitre coulissante qui le séparait du chauffeur s’ouvrit et il entendit une voix de basse-taille teintée d’un solide accent russe :

— C’est grand, Paris ! Nous allons rue Alfred de Vigny ou rue Jouffroy ?

— Quai des Orfèvres, répondit-il machinalement avant de réaliser ce qu’il venait d’entendre : « Mais… d’où sortez-vous ces deux adresses ?

Le chauffeur arrêta sa voiture et se retourna, montrant un visage barbu grisonnant et hilare sous la casquette à visière vernie : Aldo l’identifia aussitôt :

— Le colonel Karloff ! C’est ce qu’un Anglais appellerait un « morceau de chance ». Mais que faites-vous à Versailles ? demanda-t-il en se hâtant de descendre pour venir s’installer à côté de l’ancien officier de cosaques. Les deux hommes se serrèrent vigoureusement la main. Aldo était incroyablement heureux de retrouver ce – bon ! – compagnon d’une de ses plus dangereuses aventures : celle où il avait été à deux doigts de laisser sa peau{2}.

— Je viens juste de déposer un client américain à l’hôtel des ventes. C’était fermé mais il a voulu rester. Peut-être pour attendre que ça ouvre ? Ces gens-là s’imaginent toujours que le gouvernement français continue à brader le mobilier du château. Quant à moi, si je ne vous avais pas reconnu sur l’instant, j’aurais claqué mon drapeau au nez de ce foutu policier…

— Vous le connaissez ?

— Plutôt, oui ! J’ai toujours eu l’impression qu’il détestait le genre humain en entier mais avec un petit plus pour les Russes. Il faut vous dire : j’habite maintenant, pas loin d’ici, une modeste maison que ma femme a héritée d’un oncle qui la lui a fait attendre jusqu’à l’an dernier ! Cent trois ans qu’il avait le bougre quand il a vidé sa dernière bouteille de vodka ! Alors on a quitté Saint-Ouen pour s’y installer. Ça me complique bien un peu l’existence à cause de l’éloignement et je ne fais plus la nuit pour ne pas laisser Liouba seule, le coin étant retiré, mais elle est si contente d’avoir un jardin ! Moi aussi d’ailleurs ! Voisiner avec les plants de fraisiers c’est plus agréable qu’avec le marché aux Puces. Et puis je me suis fait une clientèle avec le Trianon Palace… Mais au fait, vous voulez vraiment aller quai des Orfèvres ?

— Vous avez quelque chose contre ?

— N… on ! sauf que je garde l’impression tenace que le commissaire Langlois me prend pour un vieux fou depuis qu’avec votre ami Vidal… machin, on a déboulé chez lui au petit matin après une mémorable virée à Saint-Cloud.

— Vous aviez fait un tel travail qu’il ne vous en a pas voulu longtemps. À propos, avez-vous vu Adalbert ces jours-ci ?

— Pas depuis mon déménagement. Pourquoi me le demandez-vous ? Vous ne savez pas où il est ?

— Je sais qu’il est en Belgique, sans plus ! Je ne suis arrivé qu’il y a deux jours, pour l’exposition de Trianon…

— De Trianon ?… Par saint Vladimir, vous ne changerez jamais ? s’écria Karloff en partant d’un rire homérique sous lequel tremblèrent les vitres de son taxi…

— Vous trouvez ça drôle ? Vous savez qu’il y a eu un mort… et même deux, sans compter un vol ?

Le rire s’arrêta net :

— Deux ? Ça commence bien mais si je riais c’est parce que cela ne m’étonne pas. Vous et Vidal… machin…

— Pellicorne ! Ce n’est pas si difficile !

— Si vous voulez ! Toujours est-il que vous deux avez un vrai talent pour vous fourrer dans des histoires incroyables. Qui est mort cette fois ?

— Un jardinier… mais il paraît que c’était une erreur.

Et Aldo relata tout ce qui s’était passé depuis la cérémonie d’inauguration.

— Curieuse histoire ! commenta le colonel en tiraillant sa moustache. Et que ça ait eu lieu chez Lemercier n’arrange rien. Quelque chose me dit que vous n’en avez pas fini avec lui… En revanche, si vous avez besoin d’un coup de main, n’hésitez pas ! De jour comme de nuit, je suis votre homme. Au moins vous aurez quelqu’un sur place. Je vais vous donner mon adresse…

— C’est une excellente idée ! Tout compte fait, oublions le quai des Orfèvres et rentrons rue Alfred de Vigny ! Tante Amélie sera ravie de vous voir…

— Avec enthousiasme !

Et joignant le geste à la parole, le colonel, qui roulait depuis le départ à une allure modérée – ce qui ne lui ressemblait guère ! –, appuya joyeusement sur le champignon et, poussant une sorte de cri de guerre, lança son taxi comme il eût éperonné son cheval pour charger à la tête de son régiment de furieux. Quand il embouqua le pont de Saint-Cloud avec un superbe dédain de la circulation vespérale, Aldo ferma les yeux, recommandant son âme à Dieu tout en sachant parfaitement que Karloff était aussi impétueux qu’habile conducteur. Mais on ne sait jamais ce qui vous attend au coin de la rue…

Il ne les rouvrit que lorsqu’un coup de frein triomphal mit fin à la chevauchée fantastique.

— Je vois, fit-il, que vous conduisez toujours avec la même ardeur juvénile. À Versailles aussi ?

— Bien entendu, voyons !

— Alors je commence à comprendre pourquoi vous ne vous aimez guère, vous et Lemercier, et ce n’est sûrement pas une question de nationalité.

— Ce moujik ignorera toujours le goût de la vie…

Quand Aldo tira son portefeuille pour régler la course, Karloff lui jeta un regard lourd, déplia sa grande carcasse, ôta sa blouse grise et sa casquette qu’il rangea soigneusement sous la banquette arrière où il prit un veston, des gants et un chapeau, les revêtit sous l’œil intéressé d’Aldo auquel finalement, il déclara :

— Quand je vais saluer une dame je n’ai pas coutume de faire payer celui qui m’offre ce plaisir !

Aldo ne put que s’incliner : le chauffeur de taxi venait en effet de disparaître pour faire place au seigneur qu’il avait été…

Leur entrée au jardin d’hiver fut saluée par une triple exclamation de soulagement. Triple parce qu’Adalbert était en train de partager le champagne du soir :

— Ah, enfin ! traduisit celui-ci. Nous nous demandions s’il allait falloir te porter des oranges.

— Ça te va bien de jouer les inquiets ! grogna Aldo pour mieux cacher sa joie de retrouver son vieux complice. Pourquoi n’étais-tu pas à l’inauguration ? Tu as dû recevoir un carton ?

— C’est la faute de ma voiture. Je revenais de Bruxelles où j’étais allé voir un confrère quand elle m’a laissé en panne à Beauvais. Le temps de faire venir une pièce de Paris et j’avais raté ton vernissage. Remarque, après ce qui s’est passé, je regrette sincèrement de l’avoir manqué !

— Est-ce que tu deviendrais sanguinaire en vieillissant ? Si c’est le cas tu n’auras loupé que le prologue : il y a eu un autre meurtre cet après-midi !

— Quoi ? s’écrièrent en chœur la marquise et Plan-Crépin jusque-là tout au plaisir d’accueillir le colonel Karloff.

— Eh oui ! Un jardinier cette fois, mais on pense que c’était une erreur…

Quand il eut achevé son récit, les yeux jaunes de Marie-Angéline brillaient tels des louis d’or :

— Passionnant ! C’est absolument passionnant ! Je sens que nous allons vivre des heures exaltantes !