— Je ne crois pas que vous aurez beaucoup l’occasion de les partager, soupira Aldo. Le cher commissaire désire – je ferais mieux de dire exige ! – que j’habite Versailles le temps de l’enquête. Je suis désolé, Tante Amélie, mais je vais transporter mes pénates au Trianon Palace…
— Ça c’est une idée ! exulta Karloff. Je vous ai dit tout à l’heure que je travaillais beaucoup avec l’hôtel. Ainsi je serai plus facilement à votre disposition…
— À condition que vous me laissiez payer mes courses…
Aldo eut tout à coup conscience d’un de ces silences accompagnant en général les grandes catastrophes. De fait, Plan-Crépin semblait foudroyée cependant que la marquise observait le phénomène avec amusement. Quand la vieille fille poussa une plainte douloureuse :
— Oh non ! Vous n’allez pas nous faire cela ?
Gentiment, Aldo s’approcha d’elle et lui prit la main :
— Il ne s’agit pas d’aller à l’autre bout du monde, Angelina ! En outre, vous allez pratiquement chaque jour à Trianon où vous avez encore à faire…
— … et puis, renchérit Adalbert, je pourrai vous emmener aussi souvent que vous le voudrez : ma voiture marche mieux que jamais et vous irez plus vite qu’avec…
— … mon antique carrosse ? Ayez donc le courage de vos opinions, Adalbert ! enchaîna Mme de Sommières. Quant à vous, Plan-Crépin, remettez-vous, bon sang ! Ne dirait-on pas que le ciel vient de vous tomber sur la tête ?
— Ça y ressemble ! fît celle-ci en reniflant dans son mouchoir.
— Mais c’est qu’elle est capable de se mettre à pleurer ! Allons, Plan-Crépin, un peu de nerf ! Oubliez-vous que sans vos ancêtres il eût manqué quelque chose d’essentiel aux croisades ! Rappelez-moi donc votre devise !
— Dieu garde et sus à l’ennemi !
— Eh bien, voilà ! Mettez-la en pratique et pour commencer descendez à la loge téléphoner !
Rue Alfred de Vigny, l’invention de Graham Bell n’avait en effet droit de cité que chez le concierge, la marquise n’ayant jamais supporté qu’on pût la sonner comme un simple domestique.
— À qui ?
— Au Trianon Palace, évidemment ! Je suis certaine que le colonel peut vous en donner le numéro ?
— Le 7 à Versailles ! Mais je peux en rentrant retenir pour Morosini.
— Merci. Ce ne sera pas suffisant ! Plan-Crépin, allez donc vous entretenir d’une « suite » pour nous !
— Nous ?… Nous voulons aussi aller à Versailles ? souffla Marie-Angéline à demi étranglée d’émotion mais pas au point d’oublier son habitude de ne parler à sa patronne et cousine qu’en employant le pluriel de majesté.
— Et pourquoi pas ? Nous avons déjà fréquenté pas mal d’hôtels à travers le monde et on ne pense jamais à celui-là. Sans doute parce qu’il est trop près. C’est une erreur puisqu’il se situe dans le parc même du château à deux pas des Trianons… que je reverrai avec émotion !
— Je croyais, plaisanta l’archéologue, que vous n’aimiez pas Marie-Antoinette ?
— C’est encore vrai. Je lui préfère son époux, si humain. Oh, je m’incline… très bas devant la Reine martyre mais la bergère enrubannée du Hameau m’a toujours prodigieusement porté sur les nerfs. Cette « tête à vent » comme disait sa mère n’a fait qu’accumuler les sottises jusqu’à ce qu’il soit trop tard ! Cela dit, peut-on vous garder à dîner, messieurs ?
Le colonel déclina l’invitation : sa femme devait l’attendre et elle se tourmentait facilement. Il prit congé aussitôt. Adalbert, lui, resta d’autant plus volontiers que s’il possédait la perle des serviteurs en Théobald, son indispensable « Maître Jacques », il appréciait vivement le talent d’Émilie, la cuisinière de la marquise. En outre, lui et Aldo ne s’étaient pas vus depuis des mois. Ils avaient donc énormément à se dire.
Quand Marie-Angéline revint de son expédition téléphonique, elle rayonnait positivement :
— Tout est arrangé ! s’écria-t-elle. Nous sommes attendus demain et, bien qu’il y ait pas mal de monde à cause de l’exposition, nous aurons ce que nous voulons. Je vais m’occuper des valises ce soir même. Dépêchons-nous de manger !
Les autres étant déjà à table, elle se rua sur ses asperges sauce mousseline comme si sa vie en dépendait !
— Seigneur, Plan-Crépin, un peu de calme ! Vous ne seriez pas plus excitée si nous devions prendre un paquebot ou l’Orient-Express ! Nous n’allons qu’à Versailles !
— Qu’à Versailles ? s’étrangla la demoiselle. Mais c’est en ce moment le centre du monde ! Il l’a toujours été pour moi, d’ailleurs, mais, en plus il y a ce mystère ! C’est fantastique !
— À propos de Versailles, tu connais paraît-il une certaine lady Mendl ? demanda Aldo à son ami.
— Tout Paris la connaît. Ton copain Vauxbrun aussi. Il en serait certainement tombé amoureux si elle était plus jeune. Je l’ai rencontrée à plusieurs reprises chez des amis communs. Elle ne s’intéresse pas à l’Égypte sauf pour des petits séjours au Mena House de Gizeh ou à l’Old Cataract d’Assouan mais c’est une femme remarquable, cultivée, passionnée de beauté. Elle adore Versailles…
— Elle est anglaise bien entendu ?
— Oui et non. Elle est née américaine – Elsie de Wolfe – mais d’origine anglaise et très tôt elle s’est prise d’une véritable passion pour la France en général et Versailles en particulier… Elle devait avoir vingt ans quand elle a acheté la villa Trianon avec deux amies, Miss Morgan et Miss Marbury : la première milliardaire et la seconde imprésario de théâtre. Elsie était la moins fortunée des trois mais, comme elle a un goût du tonnerre, elle est devenue la première décoratrice d’intérieur au monde et a fait fortune. Et puis elle a rencontré sir Charles Mendl, conseiller à l’ambassade de Grande-Bretagne à Paris et ils se sont mariés un peu plus tard – mariage blanc a-t-on dit – et à présent elle est veuve. Voilà ! Il a lieu où, ce dîner ? À la villa Trianon j’imagine car si je ne me trompe elle n’habite avenue d’Iéna que l’hiver ?
— Parfait ! Je compte donc sur toi pour m’emmener. Si toutefois ton bolide consent à se comporter convenablement !
Le déménagement du lendemain ayant pris pas mal de temps, Aldo et Adalbert accusaient un certain retard quand l’Amilcar rouge et noire de l’archéologue les déposa devant le perron de la villa Trianon. Tout de suite l’atmosphère leur parut différente de ce qu’elle aurait dû être selon Vidal-Pellicorne, qui durant le trajet avait vanté le faste – le mot n’était pas trop fort ! – avec lequel Elsie Mendl aimait à recevoir ses invités, même s’ils étaient peu nombreux. Selon lui la maison serait illuminée de bas en haut et la gaieté des salons déborderait jusque sous les arbres du parc. Or, seul le rez-de-chaussée était éclairé, le bruit des conversations filtrant par les portes-fenêtres ouvertes restait discret et, surtout, aucun rire ne s’y mêlait.
— Nous sommes les derniers, Higgins ? demanda Adalbert à l’impeccable « butler » qui les accueillait au seuil du vestibule.
— Oui, monsieur. Tout le monde est là.
Une dizaine de personnes, en effet, occupaient un salon bleu et or où d’admirables fauteuils Régence réalisaient un ensemble parfait avec de très beaux meubles anciens appartenant tous au XVIIIe siècle français. On buvait des cocktails en causant à voix contenue comme s’il y avait un malade à la maison. Les smokings des hommes contrastaient peu avec les robes de « dîner » des femmes qui arboraient des couleurs sombres avec, tout de même, quelques très beaux bijoux.
La maîtresse de maison, qui avait opté pour du velours noir{3}, sous un déluge de perles, vint au devant des retardataires, appuyant sur une canne une démarche devenue hésitante. Plutôt petite, mince et fine, lady Mendl à qui il était difficile de donner un âge – en fait elle avait plus de soixante ans ! – attirait toujours le regard par ses magnifiques yeux noirs et une chevelure argentée qui faisait sa fierté et qu’elle avait renoncé, en vieillissant, à teindre en bleu, vert ou rouge selon sa fantaisie.