— Encore un cadavre ? s’inquiéta le général de Vernois.
— Non : ceci !
Et, tirant de sa poche un sachet de papier, il en fit glisser sur la blancheur de la nappe damassée quelque chose dont les bougies du surtout fleuri arrachèrent des éclairs en même temps qu’un « oh » de stupéfaction aux convives : la larme de diamants dérobée à Trianon.
On se leva pour mieux voir mais déjà Lemercier avait escamoté le corps du délit :
— Ce n’est pas tout, annonça-t-il. Un message l’accompagnait. Non signé comme il se doit et écrit en majuscules : notre voleur se plaint – il a tous les culots – d’avoir été victime d’une illusion. Le bijou étant faux il nous le rend… en exigeant qu’il soit remplacé par le vrai !
— C’est insensé ! s’écria Morosini. Où veut-il que nous le prenions puisqu’en l’exposant la propriétaire espérait justement le faire sortir de sa cachette.
— Oh ! Il a parfaitement compris. D’autant mieux même qu’il déclare posséder l’autre boucle d’oreille. Il est donc persuadé que la demoiselle a toujours la vraie et n’a usé de ce subterfuge que pour compléter la paire. Il lui donne trois jours pour lui faire parvenir ce qu’il veut dans des conditions qu’il lui fera connaître en temps voulu…
— Je ne vois pas comment elle pourrait faire si elle est toujours en Italie ? émit Vauxbrun.
La cuirasse de certitudes du commissaire devait en avoir pris un coup car il se passa sur les yeux une main que le regard d’Aldo décréta légèrement tremblante. En même temps il lâchait :
— C’est bien ça le chiendent ! J’ai envoyé chez elle, rue du Plateau Saint-Antoine et il n’y a aucun signe de vie. La maison est un peu isolée mais une voisine, interrogée, a dit que, à son avis, elle n’était pas près de rentrer…
— D’où le sort-elle ? ne put s’empêcher de demander doucement Aldo, si doucement que Lemercier ne s’aperçut pas que la question venait de lui. Il haussa les épaules :
— Son intime conviction. Autrement dit c’est sans intérêt… Mesdames, messieurs, vous en savez autant que moi à présent. À vous de voir ce que vous devez faire mais je ne saurais trop vous conseiller d’en finir avec votre foutue exposition…
Il allait sortir. Olivier de Malden le rattrapa par sa manche :
— Un instant s’il vous plaît, monsieur le commissaire ! Que se passera-t-il si, comme tout le laisse supposer, l’assassin n’est pas en possession de la « larme » dans les trois jours ?
— Je ne sais pas ! Il dit seulement que nous aurons les meilleures raisons de le regretter !
Et « Dur-à-cuire » sortit se contentant de saluer avec un geste désabusé qui en disait long sur son état d’esprit.
CHAPITRE III
UNE NUIT AGITÉE
Dans la petite voiture d’Adalbert, décapotée et marchant à une allure sage afin de pouvoir respirer l’odeur d’arbres et d’herbe coupée de cette belle nuit de mai, le chauffeur et son passager gardaient le silence, réfléchissant chacun dans son coin. Ce ne fut que quand l’entrée éclairée du Trianon Palace fut en vue qu’Aldo demanda :
— Tu connais bien Versailles, toi ?
— C’est selon. Tu parles de quoi : le château ou la ville ?
— La ville et ses abords. Par exemple, tu ne saurais pas où se trouve la rue du Plateau Saint-Antoine ?
Au lieu de répondre Adalbert s’arrêta sur le bas-côté de la route et se tourna vers son ami :
— Non, mais je vois où tu veux en venir. C’est la rue qu’habite l’Arlésienne ?
— La fille dont on parle tout le temps et qu’on ne voit jamais. Je ne sais pas pourquoi mais j’aimerais voir à quoi ressemble sa maison…
L’archéologue se mit à rire :
— Les grands esprits se rencontrent : c’est exactement ce que je pensais. Les habitations vides nous ont toujours été très instructives. Mais comme je ne sais pas où c’est, il faut se procurer un plan. Et à cette heure-ci… À moins d’en demander un au portier de nuit de l’hôtel mais qui pourrait peut-être trouver bizarre… on n’est pas à Paris ici et ce palace bon chic bon genre n’est certainement pas une couveuse pour aventuriers. En outre, il est une heure du matin… on pourrait peut-être remettre à demain ?
— Autrement dit : tu as envie d’aller te coucher ?
— Toi, tu es rendu mais entre mon lit et moi, il y a dix-sept bons kilomètres…
— Adalbert, mon ami, tu vieillis ! Eh bien, rentre, je me débrouillerai sans toi. Il se trouve que Karloff habite cette rue-là…
Vidal-Pellicorne jeta la cigarette qu’il venait d’allumer et redémarra :
— Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ? Demande à ton portier qu’il t’explique comment on va chez lui, sous le prétexte que tu as quelque chose d’urgent à lui dire…
Quelques minutes plus tard, la bruyante voiture reprenait sa course. Le chemin était assez simple : en quittant le Palace, il fallait tourner à gauche pour emprunter le grand boulevard du Roi et filer tout droit jusqu’à ce que l’on bute dans l’église Saint-Antoine-de-Padoue, la rue en question ouvrant à l’angle droit sur un côté.
Ce devait être habituellement un quartier calme mais à cette heure tardive c’était franchement désert et d’ailleurs mal éclairé dès l’instant où l’on s’éloignait de l’église. Au ralenti, on s’engagea dans la rue bordée de maisons modestes avec de petits jardins. Trois ou quatre semblaient plus anciennes, avec des traces de style rappelant – d’assez loin tout de même ! – le temps des rois. L’une d’elles était celle où demeuraient Karloff et sa femme. Les volets en étaient soigneusement clos et les habitants devaient dormir à poings fermés. Aldo pensa avec un sourire intérieur que l’ancien colonel des cosaques devait se trouver à l’étroit là-dedans. C’était sûrement trop tranquille pour lui et il lui arrivait peut-être de regretter Saint-Ouen-les-Puces où il avait, pas bien loin, les rues du Paris nocturne avec ses cabarets, ses fêtards et ses filles de joie qui apportaient un peu de piment dans sa vie…
On avait dépassé la maison de quelques dizaines de mètres quand Adalbert coupa son moteur devant une grille encastrée entre deux piliers supportant des vestiges de sculpture. Au-delà, au milieu d’un jardin relativement vaste ombragé de grands arbres, il y avait un pavillon aux allures d’ancien rendez-vous de chasse. C’était un bâtiment sans étage, ouvrant de plain-pied par de hautes fenêtres sur un degré de trois marches. La nuit ne permettait pas de distinguer les détails mais, pour les yeux aigus des deux observateurs, l’ensemble donnait une impression, sinon d’abandon, du moins de manque d’entretien. De l’herbe poussait entre les marches et le jardin devait contenir plus d’herbes folles que de plantes civilisées. Même si un rosier aux fleurs claires grimpait à l’assaut des balustres du toit en terrasse, même si l’odeur délicieuse d’un immense tilleul embaumait la nuit.
— J’ai idée que c’est ici, souffla Adalbert. Ne me demande pas pourquoi mais cette maison pourrait être de celles qui ont abrité une famille susceptible de posséder un joyau ancien…
— Je serais volontiers de ton avis si elle était inhabitée. Mais il y a quelqu’un puisqu’il y a une pièce éclairée.
Effectivement, l’une des portes-fenêtres, entrouverte, laissait glisser un pinceau de lumière jaune sur les trois marches d’accès.
— La demoiselle est peut-être rentrée ?… J’ai envie d’aller voir !
— Tu auras bonne mine si tu te trouves en face d’un type hargneux fumant sa dernière pipe de la journée en faisant des mots croisés…
Mais le vieux démon de l’aventure était en train de reprendre possession d’Aldo. S’extrayant de la voiture, il alla examiner le mur d’enceinte, pas très élevé d’ailleurs et dont l’escalade ne lui causerait guère de problèmes. Après avoir d’un coup d’œil choisi ses prises, dont la plus intéressante était le lierre du sommet, il s’élança et, en cinq secondes, se retrouva assis sur le faîte au milieu du feuillage dru. Le temps d’une respiration et il avait disparu. Un léger bruit signala son atterrissage à Adalbert qui, ronchonnant contre les pères de famille qui se prennent pour Arsène Lupin, s’était extirpé à son tour pour s’approcher de la grille. Il vit Aldo marchant aussi souplement qu’un chat traverser un espace herbu délimité par deux pots en fonte pleins de géraniums et, se redressant, s’inscrire enfin dans le ruban éclairé et là se figer visiblement surpris de ce qu’il voyait.