— Pas de digressions ! Vous êtes venus, vous avez vu… et vous êtes entrés. Pourquoi ?
— À travers la grille nous avons constaté qu’une porte-fenêtre était ouverte et que la lumière…
— … et vous avez sonné ?
— Non, intervint la jeune fille avec rancune. Ils ont franchi le mur. Regardez plutôt leurs smokings. Si vous les avez déjà vus ce soir ils étaient sans doute plus frais.
Lemercier s’épanouit soudain comme un bégonia assoiffé sous l’arrosoir :
— Mais c’est que vous avez raison ! Alors, gentlemen, c’est votre manière de vous introduire chez les gens ? Mon petit doigt me souffle que vous allez être mes hôtes pendant un moment… et quoi qu’en dise notre élégant commissaire divisionnaire. Mon petit doigt me dit aussi que vous êtes venus chercher ce bijou que réclame l’assassin… Fouillez-les ! ordonna-t-il brusquement à ses hommes qui s’exécutèrent aussitôt. Aldo se laissa faire en serrant les dents. Ce n’était pas la première fois qu’il subissait des palpations policières mais le grotesque de leur situation, à Adalbert et à lui, le révoltait. Naturellement, on ne trouva rien.
— Tant de mal pour si peu de profit ? commenta le commissaire avec un geste circulaire. Vous êtes sûr de ne pas l’avoir avalé ?
De la façon la plus inattendue Adalbert éclata de rire :
— Quoi ? La « larme » de la Reine ? Non mais vous avez vu sa taille ? L’un de nous serait en train d’étouffer en ce moment… À moins qu’on ne l’ait coupée en deux pour ingurgiter chacun un morceau ? Et encore, vous devriez essayer la radiographie, commissaire.
— On verra plus tard. Emmenez-les !
Menottes aux mains les deux hommes furent poussés vers le jardin. Fou de rage, Aldo se tourna vers la jeune fille qui s’était réfugiée dans sa bergère en fermant les yeux.
— Qu’attendez-vous, petite sotte, pour lui dire que personne n’aurait pu trouver quoi que ce soit parce qu’il n’y avait rien à trouver…
— Comment, rien à trouver ? grogna Lemercier.
— Demandez-le-lui ! En dépit de sa « grande fatigue », elle aura peut-être la force de vous raconter son histoire. Elle prétend n’avoir jamais possédé de « larme », vraie ou fausse, et donc n’avoir jamais pris contact avec Chaumet…
— Seulement, susurra Vidal-Pellicorne, vous devriez aller voir ce portrait qui se trouve dans sa chambre. À cela près que chez cette charmante enfant pendant d’oreille s’écrit pendentif, cela devrait vous donner du grain à moudre.
— Laisse tomber, Adal ! conseilla Morosini. Monsieur le commissaire se croit doué de double vue et n’attache de prix qu’à ce qu’il imagine. Je te parie que c’est un fervent d’Arsène Lupin…
— Vous rirez moins quand vous serez devant un tribunal ! lança le policier furieux. Si j’étais vous, je songerais à me trouver un avocat ! Vous devez bien en avoir au moins un dans vos relations influentes ?
— Plusieurs même mais je ne crois pas qu’il vaille la peine de troubler leur sommeil…
La belle humeur affichée par l’égyptologue se trouva cependant entamée lorsque, dans la rue où attendaient les voitures de police, son regard tomba sur la sienne à laquelle il était tendrement attaché :
— Ma voiture ! s’exclama-t-il. Vous n’allez pas la laisser là ?
— C’est à vous cette petite chose rouge ? fit Lemercier qui entendait assister à l’embarquement.
— Oui ! C’est à moi et j’y tiens.
— Entendu ! On va en prendre soin ! Legris ! appela-t-il. Tu as ton permis ?
— Oui, chef !
— Alors tu m’emmènes ce truc dans la cour de chez nous !
Avec une inquiétude évidente, Adalbert suivit des yeux la progression du policier qui s’installait au volant et examinait le tableau de bord. Il eut un soupir de soulagement quand le moteur se mit immédiatement en marche, vite changé en hurlement au passage de la première vitesse dans un horrible grincement.
— Espèce d’abruti ! vociféra l’aimable Adalbert. Vous ne pouvez pas faire attention ! Vous l’avez eu où votre permis de conduire ? Dans la hotte du Père Noël ?…
— Calme-toi, sourit Aldo. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer !
Une demi-heure plus tard, en effet, le silence était revenu, la précieuse Amilcar rangée dans la cour et les deux amis bouclés dans la cage du commissariat en compagnie d’un clochard ivre mort qui dormait étendu sur toute la longueur du bat-flanc prévu pour le repos des prisonniers. Et ce fut assis par terre que les nouveaux venus achevèrent la nuit.
Peu propice au sommeil, le sol de la geôle qui avait dû être celui d’une aristocratique écurie permettait au moins de donner libre cours à la réflexion. Tandis qu’Adalbert habitué de longue date aux chantiers de fouilles archéologiques dépourvus de confort, se roulait en boule pour s’endormir aussitôt, Morosini, adossé au mur du bâtiment, allumait une cigarette en constatant avec humeur qu’il ne lui en restait plus qu’une. Dans la fumée bleue montant vers les poutres noircies du plafond, il voyait s’inscrire un émouvant et jeune visage las à peine éclairé par deux longues prunelles couleur de mer, deux lacs d’eau transparente et cependant indéchiffrables. Pourquoi, après avoir paru accepter ses visiteurs impromptus au point de les emmener visiter sa chambre, pourquoi s’être brusquement retournée contre eux ? Uniquement parce que Adalbert avait évoqué un fiancé éventuel ? C’était bien innocent surtout lorsque l’on se trouvait en face d’une aussi belle fille. Mal habillée sans doute – le tailleur gris avait rappelé à Aldo les invraisemblables costumes dont s’affublait Lisa lorsqu’elle assumait auprès de lui le poste de parfaite secrétaire répondant au nom de Mina Van Zelden – mais la jeune fille n’était visiblement pas riche. Cependant le tissu bon marché, pas très bien coupé ne réussissait pas à masquer ni les longues jambes ni la grâce d’un corps délié dont, tout à l’heure à sa grande honte, il avait éprouvé le désir soudain d’en découvrir les secrets. Il admettait à présent que ce genre de pulsion était inattendue, voire inquiétante. L’abstinence que lui avait imposée sa femme devait être en train de tourner à la frustration.
Quand il se rendit compte que ses pensées revenaient vers ce sujet brûlant, il essaya de réveiller sa colère. Non seulement cette fille les avait dénoncés au mépris de toute logique – s’ils avaient mis la maison à sac ils n’avaient aucune raison d’attendre placidement le retour de la propriétaire – mais elle avait, en outre, porté plainte contre eux ! Encore heureux qu’elle ne les ait pas accusés de l’avoir violée. Ce qu’Aldo se prenait à regretter : au moins il saurait pourquoi il était en prison et il aurait un savoureux souvenir pour lui tenir compagnie. Pourtant, à aucun moment elle n’avait donné l’impression de les craindre. Pourquoi, alors, avait-elle refusé l’aide offerte ? La peur, il l’aurait juré, habitait Caroline. Une crainte déjà ancienne sans doute et peut-être devenue permanente.
Adalbert entamant à cet instant un duo de ronflements avec le clochard, Aldo se leva et fit les quelques pas autorisés par l’exiguïté du lieu non sans avoir allongé au passage un coup de pied dans les fesses de son ami qui sans s’éveiller changea de tessiture et se mit à ronfler en mineur. Exaspéré parce qu’il se sentait sale et qu’il avait mal aux reins, Aldo se mit à siffler. Adalbert resta impavide, le clochard, lui, ouvrit un œil, émit des claquements de langue, déclara :
— Fait soif !…
Se retourna contre le mur et se rendormit. Sans bruit cette fois et c’était autant de gagné.
Découragé cependant, Morosini se rassit le long de son mur et alluma sa dernière cigarette.