Vers huit heures du matin le clochard mal réveillé fut rendu à la liberté – il n’était accusé que de tapage nocturne – et partit finir sa nuit sur le premier banc public apparu dans l’incertain de son rayon visuel. Quant aux deux autres occupants du « trou », nantis par la munificence de leur gardien d’un bol de « café » à la couleur indécise et d’un quignon de pain rassis, ils virent arriver presque aussitôt le commissaire Lemercier qui leur demanda s’ils se décidaient à avouer puis, sur leur chœur de protestation indignée, leur annonça qu’en ce cas ils ne tarderaient pas à comparaître devant le juge d’instruction.
— C’est une honte ! brama Vidal-Pellicorne. Vous outrepassez vos droits et je veux mon avocat ! Immédiatement !
— Je ne peux pas vous le refuser et si vous voulez bien me confier son nom ?
— Maître de Moro-Giafferi. Pour nous deux ! Il habite…
— Le ténor des assises ? On dirait que vous voyez loin ! Je n’envisageais que la correctionnelle mais si vous voulez aller jusque-là vous m’ouvrez des horizons !…
— Au lieu de vous acharner sur nous, commissaire, vous feriez mieux de vous occuper de l’ultimatum envoyé par l’assassin, s’écria Aldo. Plus que deux jours !
Le sourire sarcastique du vieux « Dur-à-cuire » s’élargit :
— Mais je m’en occupe, cher monsieur ! Je ne fais même que cela !… et quelque chose me dit qu’il ne se passera rien après-demain !
— Écoutez ! rugit Aldo vert de rage. Pensez ce que vous voulez mais prenez au moins la peine de prévenir ma famille, au Trianon Palace ! Il s’agit de ma grand-tante, la marquise de Sommières, une dame âgée qui doit être dans la dernière inquiétude…
— Bah ! Ça ne durera pas. Dès demain les journaux la renseigneront !
Sur ce il leur tourna le dos et quitta la pièce !
— Seigneur ! exhala Adalbert, que vous avons-nous fait pour que vous nous ayez livrés aux caprices de ce sinistre imbécile… et de cette petite garce ?
— Il y a quelque chose qui ne colle pas, fit Aldo après un instant de réflexion. Souviens-toi de ce qu’a dit Langlois : Lemercier n’est pas un imbécile. Ce serait même un bon policier.
— Pourquoi alors se conduit-il comme s’il l’était ?
— Ça l’arrange peut-être… Et je me demande s’il ne m’a pas pris en grippe dès notre première rencontre ?
— Il serait insensible à ton célèbre charme ?
— C’est peu dire : il ne peut pas m’encaisser, voilà la vérité ! Quant à « elle », je ne crois pas non plus que ce soit une garce. Cette nuit elle était sur le point de nous faire confiance quand quelque chose l’a effrayée. En un mot elle a eu peur. Reste à savoir de quoi ? Tu n’aurais pas une cigarette ?
— Tu fumes trop ! répondit Adalbert en lui tendant son étui sans autre commentaire. Il n’aimait pas beaucoup le ton, indulgent, à la limite de l’admiration, dont Aldo venait d’user pour évoquer la jeune Caroline. Il avait dit « elle » comme si elle était unique. Or il connaissait bien son ami et il ne manquerait plus que, déçu par Lisa qui lui préférait momentanément son bébé, il tombe amoureux de cette fille – ravissante, il l’admettait ! – mais qui ne lui inspirait guère confiance. Adalbert n’aimait pas que l’on fasse fi d’une aide qu’il offrait toujours de grand cœur.
Le reste de la matinée et le début de l’après-midi se passèrent sans amener le moindre personnage important pour les deux captifs. On ne vit ni l’avocat demandé ni le commissaire Lemercier. Uniquement l’agent de garde qui vint leur offrir un pot d’eau fraîche avec des sandwiches et qui, naturellement, ne répondit à leurs questions que par un haussement d’épaules et un geste évasif des deux mains.
Ce n’était pas leur première expérience de la captivité. Aldo avait été prisonnier de guerre dans un vieux burg autrichien puis au cours de ses aventures d’assez sordides prisons turques{4} sans compter un puits à Saint-Cloud. Quant à Adalbert, il avait tâté des geôles égyptiennes puis de l’hospitalité musclée d’un shérif américain à Newport{5}. En revanche, c’était la première fois qu’ils partageaient une cellule. Qu’elle soit française et même versaillaise n’arrangeait rien, bien au contraire. D’autant plus qu’ils avaient l’impression d’être abandonnés du monde entier et cela dans leur propre pays. Aldo, en effet, se sentait aussi français qu’Adalbert, sa mère défunte, Isabelle de Roquemaure, fille d’un duc, ayant vu le jour dans un château du Languedoc. Cependant, à mesure que passait le temps, leurs réactions différaient alors que Morosini se calmait jusqu’à rejoindre le flegme britannique, Adalbert ressemblait de plus en plus à un chaudron bouillonnant qui menace de déborder.
Aussi quand, vers cinq heures, leur tourmenteur effectua une majestueuse entrée, se jeta-t-il sur la grille en vociférant :
— Pourquoi mon avocat n’est-il pas encore là ? C’est de l’incarcération arbitraire, tonnerre de Dieu ! Et si vous vous obstinez à nous garder dans ce trou sans faire votre travail proprement, je vais faire tellement de boucan que tout le quartier m’entendra et que…
Il s’interrompit. D’un geste, le commissaire venait d’ordonner à son subordonné d’ouvrir la porte puis lâchait en tournant les talons :
— Vous êtes libres ! Allez-vous-en !
Sans plus se soucier d’eux, il sortit de la salle de détention. Tous deux s’élancèrent à sa suite et le rejoignirent à son bureau où il s’assit devant sa table pour consulter un papier. Morosini alla s’y appuyer des deux poings, se pencha vers lui et proposa :
— Si vous nous expliquiez ? Mlle Autié a vu la lumière ?
— Il n’y a rien à expliquer, fit le policier avec une mauvaise grâce quasi palpable. La plainte a été retirée.
— Une intervention divine peut-être ?
— Ça ne vous regarde pas. Et maintenant fichez-moi le camp ! Je vous ai assez vus. On va vous rendre ce qui vous appartient !
— Sans oublier ma voiture, j’espère, grogna Vidal-Pellicorne.
— Je ne vois pas pourquoi nous la garderions. Voilà vos clefs.
Sans songer seulement à ramasser ses lacets de souliers et autres richesses, Adalbert fondit dessus et se rua dehors. Pour revenir quelques secondes plus tard, furibond :
— J’ai deux pneus crevés et une seule roue de secours ! Je veux savoir qui a fait ça ! vociféra-t-il. Passe encore un mais deux ? C’est de la malveillance…
— Manque de chance, hé !
— Et maintenant je fais quoi ? Je la mets sur mon dos pour l’emporter au prochain garage ?
Aldo, qui était allé dans la cour, revint à cet instant :
— Viens, dit-il. Tante Amélie nous a envoyé du secours. On va prévenir le garagiste de l’hôtel : il s’en chargera.
— Il ne fera rien. Je ne suis pas client !
— Mais si, au moins pour ce soir. Tu rentreras demain à Paris tout frais, tout propre…
Résigné, Adalbert suivit son ami. Dans la cour, en effet, la Panhard rutilante de la marquise attendait avec Lucien le chauffeur et Marie-Angéline du Plan-Crépin armé chacun d’un cache-poussière destiné à dissimuler les costumes salis et fripés des deux hommes.
— Angelina, je vous embrasserai quand j’aurai cessé de sentir mauvais, fit Aldo en endossant le manteau avec un soupir de soulagement. Comment êtes-vous ici ?
— Notre marquise m’en voudrait de la priver du plaisir de vous le raconter…
— Vous n’auriez pas un peigne et de l’eau de Cologne ? demanda Adalbert. En dépit de ces cache-misère, on va faire une entrée très remarquée. Il doit bien y avoir un ou deux journalistes qui traînent dans le hall ?