Выбрать главу

— Rassurez-vous ! On passera par les cuisines…

Une heure plus tard, douchés, rasés et habillés de vêtements empruntés à la garde-robe d’Aldo, les rescapés des geôles versaillaises rejoignaient la marquise et son seau à champagne dans le petit salon de sa suite.

— J’ai fait préparer quelques canapés pour vous permettre d’attendre le dîner. Ce policier a dû vous laisser mourir de faim ?

— Pas absolument mais presque, fit Adalbert en attaquant le plateau sans se faire prier davantage.

— Et toi, Aldo ? Tu n’as pas faim ? demanda-t-elle en le voyant allumer une cigarette…

— Pas vraiment. J’ai surtout hâte d’entendre comment, en si peu de temps, vous avez réussi à nous tirer des griffes d’un homme qui nous destinait au banc des prévenus en cour d’assises ! Parce qu’une jeune sotte nous accusait de nous être introduits chez elle pour la cambrioler alors que sa maison était sens dessus dessous, qu’il n’y avait absolument rien dans nos poches ni dans la voiture d’Adalbert. Si vous aviez vu cette pagaille ! On aurait dit qu’un typhon avait traversé la maison…

— Mais j’ai vu, mon petit, j’ai vu ! fit Mme de Sommières avec un sourire épanoui.

— Nous avons vu, renchérit Plan-Crépin, puisque nous sommes allées chez elle.

— Mais qui vous y a emmenées ? fit Aldo stupéfait.

— Ce cher colonel Karloff, bien entendu !

Comme tous ceux qui ont l’habitude de vivre la nuit, l’ancien officier des cosaques n’arrivait pas à se coucher de bonne heure. S’il était satisfait de posséder cette petite maison en lisière de Versailles, c’était surtout pour sa femme Liouba, heureuse ainsi qu’il l’avait dit à Aldo d’avoir un jardin et d’habiter un quartier plus convenable que Saint-Ouen. Et surtout, le fait d’être propriétaire le rassurait pour l’avenir de sa compagne, qui garderait un toit quand, le plus tard possible, il rejoindrait, dans les steppes bleues du ciel, les escadrons de centaures dont il avait si souvent mené la charge, sabre au clair et hurlant à pleins poumons pour la plus grande gloire du tsar.

Il ne se couchait jamais avant minuit. Quand le temps le permettait, il allait fumer sa pipe sous l’unique cerisier dont Liouba était si fière en regardant pousser ses choux et ses haricots verts. S’il faisait mauvais, sa pipe et lui réintégraient le minuscule salon et le confortable fauteuil coincé entre la cheminée et la table servant de support au gros samovar de cuivre où il lisait son journal depuis le titre jusqu’à la signature du gérant – sans oublier les mots croisés ! – en buvant force tasses de thé noir plus ou moins discrètement additionné de vodka. Ce mélange lui procurait cinq ou six heures d’un sommeil léger lorsqu’il regagnait enfin sa chambre où il savait qu’il ne dérangerait pas Liouba puisqu’elle dormait dans celle d’à côté. Un vrai luxe rendu possible par les trois chambres que possédait une demeure ne rappelant hélas que de fort loin celle de la Moïka où ils vivaient avant la catastrophe, servis par une quinzaine de domestiques. À présent, Liouba et ses rhumatismes se contentaient d’une femme de ménage – russe elle aussi ! – qui venait chaque jour traquer la poussière ou faire la lessive en bramant « Les yeux noirs » ou « Cocher, ralentis tes chevaux » ou d’autres airs encore mais sans oublier de commencer le concert par « Dieu sauve le tsar ! »…

Donc Karloff ne dormait jamais profondément et le moindre bruit le dressait sur son séant, l’oreille au guet ! Cette nuit-là le vacarme des policiers envahissant la maison d’une voisine dont il savait seulement qu’elle était jeune, charmante, solitaire et gagnait sa vie en donnant des leçons de piano l’envoya rejoindre dans la rue, en pantoufles et pyjama, le maigre groupe de curieux que le bruit avait extraits de chez eux et que d’ailleurs des agents de police tenaient à distance. Pas assez loin tout de même pour que le colonel ne reconnût Morosini et Vidal-Pellicorne quand on les embarqua menottés dans le « panier à salade ». Une vague rumeur parlait de cambrioleurs surpris pendant leur travail.

— Des cambrioleurs en smoking avec la Légion d’honneur (cela pour Adalbert !) vous en avez déjà vu beaucoup… protesta-t-il indigné.

— Et pourquoi donc pas ? riposta une commère en bigoudis et robe de chambre en pilou rose. C’est pour inspirer confiance. D’autant qu’y en a qui gagnent bien, ces malhonnêtes !

Peu désireux d’entamer une polémique, Karloff, après avoir vu emmener la voiture d’Adalbert, ne commit pas l’erreur de demander un supplément d’information aux policiers, rentra chez lui, fit sa toilette, s’habilla en prenant soin de ne pas éveiller Liouba. Puis, dédaignant le samovar, se fit du café bien fort afin d’éviter la somnolence qui le prenait parfois au petit matin, après quoi il écrivit un mot pour sa femme lui expliquant qu’il devait prendre un client de bonne heure au Trianon Palace, alla chercher son taxi, prit de l’essence à la pompe, fit un tour dans Versailles pour passer devant l’hôtel de police afin de s’assurer que l’Amilcar s’y trouvait puis fila jusqu’à un bistrot du quartier Notre-Dame où il avait ses habitudes et y attendit qu’il soit une heure décente pour se présenter chez une cliente du grand hôtel. La lecture du Petit Versaillais accompagnée de deux ou trois croissants et de quelques café-calva l’aidèrent. Enfin, aux deux coups de huit heures et demie frappés à l’église proche, dispos et frais comme l’œil, il se dirigea doucement vers le boulevard de la Reine qui piquait droit dans le parc du château et dont le Palace portait le numéro 1. Là, il se rangea sous les arbres délimitant l’espace réservé aux voitures, prit la précaution de ne pas ôter le capuchon de cuir recouvrant le drapeau de son compteur, franchit le seuil encadré de colonnes et, dans le hall dallé de marbre blanc et noir, gagna la réception d’un pas résolu.

Comme cela faisait plus d’un an qu’il véhiculait les clients de l’hôtel, l’homme aux clefs d’or le connaissait et, sachant à qui il avait affaire, n’éleva aucune objection quand il demanda à être reçu par Mme la marquise de Sommières, en s’excusant naturellement de l’heure matinale.

— On lui porte le petit déjeuner à huit heures, dit le chef de la réception en décrochant son téléphone. Elle est donc éveillée. Je vais demander à sa secrétaire quand elle pourra vous recevoir. Peut-être devrez-vous patienter.

Il n’en fut rien. Trois minutes plus tard, Marie-Angéline déjà tout agitée déboulait de l’ascenseur :

— Que se passe-t-il ? Il y a un problème ?

— Plutôt, oui ! Morosini et Vidal… machin ont été arrêtés !

Le temps de monter et il saluait Mme de Sommières qui le reçut en saut-de-lit de batiste mauve et de dentelles blanches comme le bonnet qui maintenait sa « coiffure » pendant la nuit. Une demi-heure après il récupérait son taxi afin d’indiquer le chemin au vieux Lucien, la marquise préférant se rendre chez Mlle Autié dans son propre équipage. En outre – et là l’idée était du colonel ! – il était préférable que la jeune fille ignorât encore ses relations avec le clan Morosini. Ce serait plus facile pour la surveiller.

Arrivé devant la maison, Karloff donna deux coups de klaxon sans s’arrêter et poursuivit son chemin tandis que Lucien rangeait sa voiture devant la grille à laquelle il alla sonner pendant que Marie-Angéline aidait Mme de Sommières à descendre. Aucun policier ne gardait l’entrée mais l’œil vif de la vieille fille eut tôt fait de repérer de l’autre côté de la rue un ouvrier plombier assis sur sa selle de vélo qui se curait les ongles en ayant l’air d’attendre quelque chose :

– Il faut être un policier pour avoir des idées pareilles, ironisa-t-elle. Qui a jamais vu un plombier se faire les ongles ?