— Pourquoi pas une trottinette ? marmotta Aldo. Ces gens doivent avoir des voitures. N’importe comment, c’est à vous de voir, commissaire, mais je me déclare comme ces messieurs à votre disposition…
— Au fond, pourquoi pas ? soupira Lemercier après un moment de réflexion. Je n’ai rien d’autre sous la main et même si ce n’est pas très légal c’est une chance à courir. La seule qui soit en vue pour l’instant. Aussi, j’accepte votre proposition mais il n’est pas question que vous restiez ici jusqu’à ce que me parvienne le message. La difficulté est là : comment vous réunir rapidement ?
— Oh, c’est facile, fit Olivier de Malden. J’habite à deux pas et si ces messieurs veulent bien accepter… un bridge ou un poker, nous attendrons ensemble votre coup de téléphone et vos instructions…
On se sépara là-dessus, chacun rentrant chez soi afin d’y revêtir des tenues plus conformes à une expédition nocturne mais on devait se retrouver à quatre heures chez Malden. Vu son âge, seul le professeur ne participerait pas.
Crawford, lui, n’avait pas ouvert la bouche. Aldo s’en inquiéta :
— Vous n’avez rien dit, sir Quentin ! Vous n’êtes pas d’accord ?
L’Écossais se mit à rire :
— C’est alors que vous m’auriez entendu. Il y a chez vous une maxime qui prétend que « Qui ne dit mot consent ! » J’y souscris pleinement car, voyez-vous, je ne suis pas bavard… mais je ne peux qu’approuver votre initiative. Ce pourrait même être amusant ! ajouta-t-il. La difficulté va être d’empêcher Léonora de me suivre. Ma femme a l’aventure dans le sang…
— J’en connais une autre…
En rentrant à l’hôtel, Aldo songeait encore à la meilleure manière de présenter les choses pour éviter que Marie-Angéline n’enfourche son cheval de bataille – il en venait même à penser que le mieux serait peut-être de n’en pas parler ! – quand il reconnut la petite voiture rouge d’Adalbert rangée sous les arbres dans l’enceinte de l’hôtel. Celui-là était une trop bonne recrue pour le laisser en dehors de l’expédition.
Le mauvais temps ayant rendu inutilisables les tables de la terrasse fleurie, il trouva sa « famille » réfugiée au bar comme la plupart des autres clients parmi lesquels il reconnut sans peine deux des plus efficaces journalistes parisiens : Berthier du Figaro et Mathieu du Matin. Spécialistes de la rubrique mondaine, on ne pouvait leur interdire de venir boire un verre dans le lieu le plus public du palace. Installés au comptoir sur de hauts tabourets, ils jouaient au « zanzi{6} » en buvant des cocktails sans avoir l’air de rien mais l’on pouvait être sûr que leurs oreilles étaient grandes ouvertes et que leurs yeux voyaient à peu près tout. Ils répondirent aussitôt au salut de la main qu’Aldo leur adressa. Il les avait déjà rencontrés à plusieurs reprises et savait qu’ils étaient aussi corrects que sérieux. Ils ne tentèrent pas de l’approcher, le laissant rejoindre la table où les siens étaient installés.
— Je suis venu vous demander à déjeuner et prendre l’air du temps, sourit Adalbert tandis que son ami prenait place dans l’un des petits fauteuils de velours bleu…
— Pour ce qui est du temps on pourrait trouver mieux mais le déjeuner t’est acquis avec grand plaisir. Tu t’ennuyais de nous ?
— Eh bien oui, figure-toi ! Versailles n’est pourtant qu’à dix-sept kilomètres de Paris mais, depuis que vous vous y habitez, j’ai l’impression que ma rue est au bout du monde.
— Un seul être vous manque et tout est dépeuplé, ironisa Aldo. Or, nous sommes trois ! Pourquoi ne pas demander à la réception s’il reste encore des chambres libres ?
Vidal-Pellicorne fouilla dans sa poche, en tira une clef complétée par une plaque de bronze et la mit sur la table :
— C’est fait ! Ma valise est au numéro 28… en face de toi, mon bon !
— Quelle heureuse surprise ! fit Mme de Sommières en levant sa coupe de champagne. Bienvenue au club, mon cher Adalbert
— Plus on est de fous, plus on rit, renchérit Marie-Angéline visiblement ravie. Alors ? Qu’a donné la réunion chez le commissaire ?
Aldo le lui dit mais se hâta d’ajouter :
— Je vous arrête tout de suite, Angelina ! Ce soir il n’y aura que des hommes.
— Mais enfin, pourquoi ? s’insurgea-t-elle.
— Parce que si ce n’est pas vraiment légal, c’est tout de même une opération de police et s’il a consenti à accepter une aide plutôt bienvenue, Lemercier n’admettra jamais votre présence.
— D’autant que cela peut être dangereux, ajouta la marquise en picorant une amande salée. Et je ne veux pas rester seule, à tourner dans ma chambre en me faisant un sang d’encre ! Vous êtes ma lectrice, que diable ! Vous me lirez Monte-Cristo ! Comme ça vous aurez l’esprit occupé !
— Oui, mais…
— Pas de mais ! Et passons au menu ! J’ai faim !
Pendant le déjeuner on parla. Le restaurant était plein et les tables plus rapprochées qu’au bar. En outre, leur groupe était suffisamment remarquable pour attirer l’attention. Nombreux étaient les regards qui se tournaient vers eux. Aldo se borna donc à annoncer qu’il avait accepté d’aller vers cinq heures faire un poker chez Malden – entre hommes ! – auquel Adalbert était invité d’avance.
— Il habite rue de la Paroisse, conclut-il. Inutile de prendre ta voiture. Ce n’est pas loin et on ira à pied.
Après avoir reconduit la marquise et sa « lectrice » aux ascenseurs, Aldo et Adalbert reprirent casquettes et imperméables au vestiaire et se disposaient à quitter l’hôtel quand Michel Berthier les arrêta :
— J’espère ne pas vous importuner, messieurs, mais j’aimerais vous dire un mot…
— On vous en accorde deux, grogna Adalbert qui avait pris la presse en grippe depuis l’aventure de « la Régente ». Dites « bonjour » et immédiatement après « au revoir ». Ce sera parfait !
— Allons, monsieur Vidal-Pellicorne, sourit le journaliste. Ne vous faites pas plus méchant que vous n’êtes ! Vous savez bien qu’il y a chez nous des gens de bonne compagnie !
— Sont rares !
— C’est justement l’exception qui confirme la règle, coupa Aldo. Que puis-je pour vous, monsieur Berthier ?
— M’aider à comprendre ce qu’il se passe… si toutefois il se passe quelque chose.
— Trois morts en quatre jours, cela ne vous suffit pas ?
— C’est même trop si l’on considère le… l’immobilisme ambiant. L’exposition se poursuit comme si de rien n’était et avec un succès qui semble grandir avec le nombre des victimes. Si c’est un genre de publicité, elle n’est pas de très bon goût ! Pourquoi ne fermez-vous pas ? Le Comité…
— … dont je ne fais pas partie ! Je ne suis qu’exposant. Quant aux décisions à prendre elles ne regardent que la police. Allez voir le commissaire Lemercier !
— Pour qu’il me jette dehors ? C’est le plus mauvais coucheur que j’aie jamais connu… et Dieu sait si ma liste est longue ! C’est pourquoi je viens vous voir. Que fait-on en ce moment ?
— Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? s’énerva Adalbert. On recherche le meurtrier !
— Les meurtriers, rectifia Morosini. Tenez, voilà au moins une information neuve : d’après le laboratoire de la police, chacun des crimes a été commis par une main différente !
— Ah !… C’est déjà ça ! Et savez-vous si la police a une piste ?
— Allez le lui demander ! Moi j’écoute ce que l’on me dit et je fais ce que l’on me demande…