— Lemercier vous a « demandé » de séjourner au Trianon Palace pour vous garder sous la main ? J’ai entendu dire qu’il vous soupçonnait ?
— Pour quelqu’un qui ne sait rien vous entendez dire trop de choses, protesta Adalbert. Il est normal que le prince Morosini veuille veiller en personne sur les joyaux qu’il a prêtés. En outre, nous sommes ici pour notre plaisir. C’est sublime, Versailles et, en ce qui me concerne, je ne me lasserai jamais de contempler son palais unique au monde…
— Même quand il pleut ? fit Berthier goguenard.
— Surtout quand il pleut ! On n’est pas envahi par les touristes. Il n’y a que les journalistes pour accabler les honnêtes gens !
— Et vous allez de ce pas… contempler ?
— Cela pourrait se faire, fit Aldo moqueur, mais il se trouve que nous allons bêtement faire un poker chez des amis !
Le journaliste réagit comme un cheval de bataille qui entend la trompette :
— Un poker ? J’adore !… Vous ne voulez pas m’emmener ? On s’ennuie à périr dans votre ville sublime !
— Ne me dites qu’avec tous ces messieurs de la presse qui hantent ces lieux vous n’arriverez pas à réunir quelques amateurs ?
— Oh, ce n’est pas ça qui manque ! Ce sont les mises de fond qui ne montent pas très haut. Alors, évidemment…
— Vous pensez que nous autres on serait plus intéressants à plumer ? dit Adalbert en riant. Dans ce cas vous vous trompez ! En ce qui me concerne du moins : je suis fauché !
— Et vous vous imaginez que je vais vous croire ? Amusez-vous bien quand même !
En sortant de l’hôtel, ils virent le colonel Karloff qui attendait le client dans son taxi. Aldo s’apprêtait à lui faire un signe indiquant que l’on n’avait pas besoin de lui mais Adalbert le prit par le bras :
— Viens ! On va le prendre…
— Mais c’est à côté !
— Justement c’est trop près !…
— Mon cher colonel, ajouta-t-il une fois embarqué, nous allons rue de la Paroisse mais, auparavant, nous aimerions faire un tour en ville ou autour du parc. À votre idée…
— Vu ! répondit sobrement Karloff.
Vingt minutes plus tard, il les arrêtait devant l’élégant domicile du diplomate.
— Je vous attends ? proposa-t-il.
— Pourquoi pas ? proposa Aldo. Mais ça risque d’être long.
En deux mots, il traça les grandes lignes de l’expédition pour laquelle ils étaient volontaires.
— Sûr que je peux vous être utile et que le temps ne compte pas. Il y a un peu plus loin une impasse : je vais m’y garer…
Dans l’ancienne rue Princesse, les Malden habitaient un hôtel particulier à un étage, orné de chiens assis et de guirlandes entre les fenêtres, qui avait été bâti aux environs de 1730 pour un musicien de la Cour. Au seuil d’une porte laquée d’un beau vernis vert sombre, un serviteur déjà âgé accueillit les visiteurs, les débarrassa de leurs vêtements de pluie et les précéda dans un vestibule dallé de marbre blanc à bouchons noirs jusqu’à un salon bleu et or résolument Louis XVI avec de splendides meubles d’époque et parfumé par une débauche de roses anciennes aux pétales multiples jaillissant de tous les vases. Dans des cadres ovales deux portraits de femmes, l’une coiffée « à l’oiseau royal » et l’autre d’un de ces chignons de longues boucles chers à l’impératrice Eugénie tenaient compagnie à des gravures de Carmontelle. Un tapis de la Savonnerie aux teintes passées couvrait le précieux parquet Versailles et menait jusqu’à un bureau bibliothèque qui était de toute évidence la pièce du maître de maison si l’on en jugeait par la fumée bleutée des cigares qui l’emplissait. Et il n’était pas seul : répandus dans de confortables Chesterfield en cuir noir, Crawford et le général fumaient en silence, l’œil fixé sur leur hôte occupé à répondre au téléphone. Répondre était peut-être excessif car il ne disait pas un mot, se contentant d’accueillir les nouveaux venus d’un sourire et d’un geste de la main. Un silence absolu régnait tandis que les arrivants serraient les mains tendues vers eux.
Enfin, après avoir déclaré qu’il était d’accord, Malden raccrocha le combiné, visiblement soucieux.
— Les nouvelles sont mauvaises ? demanda l’Écossais.
— Pas vraiment, cependant on ne peut dire qu’elles soient excellentes. Lemercier a reçu l’ordre de se trouver – seul bien entendu ! – vers onze heures ce soir auprès du bassin du Dragon, dans le jardin du château. Je vous avoue que j’aurais préféré un endroit quelconque dans la campagne ou dans la ville…
— Ce n’est pas gênant ? fit Aldo. La nuit, jardin et parc doivent être déserts à souhait ?
— Sans doute, mais cela veut dire aussi que notre homme possède les moyens de s’introduire dans l’enceinte du palais, ce qui n’est pas donné à tout le monde et surtout pas à nous.
— La question ne se pose pas pour le commissaire et ses hommes – en admettant qu’il en emmène. Il peut se faire ouvrir n’importe quoi de jour comme de nuit, observa le général. Cependant il doit certainement avoir une idée ?
— Il l’a : nous allons dès à présent nous rendre au château en ordre dispersé, prendre un ticket comme n’importe qui et ensuite nous diriger en flânant vers les bosquets nord : celui de l’Arc de triomphe et celui des Trois Fontaines au bout desquels se trouve le bassin en question. Nous nous y cacherons moitié dans l’un moitié dans l’autre et nous attendrons.
— Il est seulement cinq heures ! gémit Adalbert. Cela veut dire six autres sous des arbres mouillés ?
— Pourquoi pas ? dit Aldo. On a déjà vécu pire !
— Oh, je sais, mais toi, tu vis dans une ville aquatique et ne peux pas comprendre, mais moi je commence à redouter les rhumatismes qui nuisent si fort à l’élasticité des bras et des jambes…
— C’est ça ou rien ! sourit Malden en reprenant son cigare.
— Vous pensez bien que ce sera ça, dit Aldo, mais ce que je comprends mal c’est qu’il faille faire le détour par le château. Le bassin du Dragon est voisin de celui de Neptune si j’ai bonne mémoire ?
— Je comprends votre pensée. Le bassin de Neptune jouxte à peu de chose près le boulevard de la Reine, presque en face du Trianon Palace. Avant votre arrivée je l’ai dit à Lemercier mais ce serait justement un peu trop facile et comme nous ignorons les moyens de surveillance de l’ennemi mieux vaut jouer les touristes.
— Qui vous dit que nous ne serons pas repérés ? avança Vernois. Des Versaillais qui sont tout à coup pris d’une folle envie de visiter un château qu’ils connaissent par cœur !
— Il ne vous arrive jamais d’y aller rêver à nos grandeurs passées ?
— Si… de temps en temps !
— Vous voyez bien ! Messieurs, je suis désolé de vous recevoir si brièvement mais il est temps de partir. On se retrouve tous dans le bosquet de l’Arc de triomphe à l’extrémité voisine du bassin où l’on se partagera les places selon les directives du commissaire… Vous êtes armés, je suppose ?
Ils l’étaient et l’on se sépara. Aldo et Adalbert partirent les premiers et rejoignirent Karloff pour lui dire qu’au fond on n’avait pas tellement besoin de lui sinon pour les emmener au château, ce qui ne faisait pas une longue course. Cependant, quand on lui eut expliqué l’affaire il décida d’aller se poster à onze heures au bout de la rue des Réservoirs, près du théâtre Montansier et non loin de la grille du Dragon.
— Grimpez, messieurs, je vous lâche au château ! déclara-t-il.
Quelques minutes plus tard les deux amis traversaient l’immense cour d’honneur à quelque distance l’un de l’autre. Morosini se dirigea vers l’entrée des bâtiments royaux et Vidal-Pellicorne vers celle qui ouvrait directement sur les jardins. Il franchit les « passages des bois » donnant sur les parterres du Midi, ce qui l’obligea à contourner presque tout le château pour rejoindre les parterres du nord que prolongeaient les deux bosquets derrière lesquels se trouvent les bassins du Dragon et de Neptune.