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La mine morfondue de son ami fit rire Morosini :

— Mon pauvre vieux ! Ça c’est la tuile ! En t’écoutant raconter ton séjour chez elle il m’est arrivé de me demander si elle ne cherchait pas à se faire épouser ?

— Tu es malade, non ?

— Oh, mais c’est très amusant ! fit Clothilde de Malden qui aurait dû user d’une force d’âme surhumaine pour ne pas écouter. Et comment est-elle cette dame… si ce n’est pas indiscret ?

— Pas du tout, maugréa Vauxbrun. Elle est riche comme un puits et laide en proportion ! Je vais vivre des jours douloureux, soupira-t-il avec un regard langoureux à l’intention de Léonora Crawford placée en face de lui.

— Je ne vois qu’une solution pour toi, c’est la fuite. Tu vas l’accueillir à Saint-Lazare avec un bouquet de roses, tu lui baises les mains, tu la mets dans un taxi et tu en prends un autre à destination de la gare de Lyon où tu t’embarques pour Rome… ou pour Venise ! Tiens, va donc voir Lisa ! Elle t’aime bien et elle comprend tout ! Sauf, ajouta-t-il en lui-même avec mélancolie que j’ai besoin d’elle au moins autant que mon fils !

— Je n’ai aucune envie de m’éloigner malgré le fait que j’aime ta femme infiniment. Il y en a d’autres qui viennent et qui sont des clients. Et puis… il y a Pauline, conclut-il plus bas mais sans cesser de regarder lady Crawford.

Aldo reposa son couvert dans son assiette avec un rien de nervosité :

— Pauline ? fit-il.

— Belmont ! Tu ne l’as pas oubliée, je pense ?

— Non, bien sûr…

Sa voix était brève mais Vauxbrun, repris par un sujet qui lui avait été cher jusqu’à sa rencontre avec Léonora, ne s’en aperçut pas et continua sur le mode lyrique :

— Au fait, t’ai-je raconté qu’après le drame de Newport elle m’a rejoint à Boston afin, m’a-t-elle dit, de m’aider à supporter ma pénitence ? Grâce à elle j’ai trouvé Diana Lowell presque supportable, et même…

— Si nous cessions cet aparté qui ne peut qu’ennuyer Mme de Malden, coupa Aldo sèchement.

— Oh, mais vous ne m’ennuyez pas, bien au contraire ! fit gaiement la jeune femme. Quand Olivier était attaché d’ambassade à Washington, nous avons rencontré des Belmont. Une des plus importantes familles new-yorkaises, il me semble. Et très pittoresque !

— Absolument, reprit Gilles redevenu enthousiaste. Mais je les connais moins que Morosini. Il a séjourné dans leur propriété de Rhode Island qui ressemble en plus petit au château de Maisons-Laffitte…

— Nous sommes allés aussi à Newport pendant la season ! C’est assez incroyable cette collection de châteaux, voire de palais copiés en France, en Angleterre ou en Italie ! Quant aux fêtes que l’on y donne, elles peuvent être sublimes ou délirantes selon le sens artistique de leurs propriétaires. Je me souviens d’avoir assisté…

La conversation se situant à présent entre elle et Gilles, Aldo put s’isoler avec lui-même afin d’essayer d’évaluer la résonance éveillée par le nom de Pauline Belmont. Sa mémoire la lui restitua instantanément telle qu’elle lui était apparue pour la première fois sur le pont du paquebot Île-de-France peu après l’appareillage au Havre. Longue forme aristocratique suprêmement élégante dans un ensemble gris fumée que complétait en la nimbant la grande écharpe de mousseline nuageuse drapée autour de sa tête sans chapeau, la chevelure noire lustrée comme la robe d’un pur-sang, nouée sur la nuque en chignon bas, les yeux gris, la bouche très rouge, charnue, trop grande mais attirante comme le péché, corrigeait l’harmonie sage d’un visage étonnamment expressif. Veuve depuis peu d’un baron autrichien porté sur la boisson, Pauline s’en retournait alors vers sa belle maison de Washington Square à New York pour y reprendre une vie plus conforme à ses goûts artistiques et retrouver son atelier de sculpture, un art qu’elle pratiquait avec talent.

Il la revoyait surtout telle qu’elle était venue dans ses bras à la fin d’un bal costumé chez son frère à Newport, sublime impératrice de Chine parée des seules orchidées de sa coiffure lorsqu’elle eut fait glisser la longue robe de satin clair de lune sous laquelle il n’y avait que Pauline. Une étreinte brève mais ardente dont Aldo savait qu’il resterait marqué.

Peu après ils s’étaient dit adieu sans esprit de retour, dans une commune volonté d’étouffer dans l’œuf ce qui pouvait devenir une passion partagée. Mais cette volonté était-elle si commune ? Il avait lu un regret dans le beau regard et voilà que Pauline revenait en Europe !

Aldo n’était pas assez fat pour penser qu’il était pour quelque chose dans ce retour. Elle devait le supposer à Venise entre sa femme et ses enfants ? Mais non, voyons ! Dès l’instant où « Magie d’une reine » exposait certains joyaux de Marie-Antoinette elle avait dû deviner qu’il y était mêlé peu ou prou…

Un éclat de rire de Vauxbrun le ramena sur terre. Celui-ci, un moment, avait été fou de Pauline au point que leur vieille amitié avait bien failli en pâtir et, à l’instant, en lui annonçant l’arrivée de la jeune femme il avait eu dans l’œil ce qui était apparu à Morosini comme une lueur de défi. Ce qui, sans doute, n’était qu’un produit de son imagination ! Vauxbrun était à présent « captif des charmes de la belle Léonora »… à moins que celle-ci ne soit seulement un pis-aller ? Aldo savait Pauline inoubliable et ne pouvait s’empêcher de redouter l’instant où il la reverrait.

Que faire ? Quitter Versailles avant son arrivée serait la sagesse. Un bon prétexte n’était jamais difficile à trouver pour un homme d’affaires de son niveau. Mais, après tout, le péril n’existait peut-être que dans son imagination et ce désir de la revoir qu’il portait en lui à son propre insu. Le degré de constance d’une fille de la libre Amérique était difficile à évaluer. Pauline Belmont ne trichait pas avec elle-même et pas davantage avec autrui. Elle lui avait laissé comprendre qu’elle l’aimait sans jamais chercher à forcer ses sentiments. Au moment de leur séparation elle lui avait dit adieu sans que la moindre crispation corrige l’éclat de son sourire. Un sourire qu’il mourait d’envie de revoir mais qu’en était-il de Pauline à l’heure présente ?

Le soudain silence qui régnait autour de la table le ramena à la réalité. Il vit qu’on le regardait et se demanda un instant s’il ne s’était pas mis à parler tout haut…

— Le prince Morosini nous oublierait-il ? dit Mme de La Begassière sur un ton d’aimable reproche. Son avis nous serait cependant précieux…

— Mon avis ?… Je vous demande mille pardons, comtesse ! Je crois que je rêvais.