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CHAPITRE VI

LA MAISON « VISITÉE »

Le boulevard du Roi ressemblait, sous la pluie, à un long ruban de satin noir, vide et mélancolique. Pas une âme, pas un chat, pas la moindre voiture, pas la plus petite impression de vie ! Même les flaques de lumière au pied des réverbères dont les arbres cachaient les feux avaient quelque chose de surréaliste.

— Si ce foutu temps continue, elle va être jolie la fête ! marmotta Adalbert qui, en descendant du trottoir, venait de se mouiller un pied jusqu’à la cheville.

— A-t-on idée aussi de sortir avec des souliers vernis quand il tombe des hallebardes ? reprocha Aldo, confortablement installé sur d’épaisses semelles de crêpe. Je t’ai connu plus pratique…

— Ce sont les seules à l’exception de mes bottes de chasse dans lesquelles le cor que j’ai au pied droit se sente à l’aise parce qu’elles sont vieilles. Toutes les autres faites cependant sur mesure me font mal dès que j’ai marché un peu longtemps…

— Trouve-toi un pédicure chinois et ça s’arrangera !

— J’ai horreur de me faire tripoter les pieds…

— Alors souffre !

Quand on eut tourné le coin de la rue où habitait Caroline, les choses ne s’arrangèrent pas. L’eau du ciel s’en donnait à cœur joie et il n’y avait guère d’abri en vue sauf sous la porte d’entrée d’un immeuble à deux étages qui se trouvait à égale distance entre la maison du colonel Karloff – dont on était toujours sans nouvelles ! – et celle de Caroline Autié. Grâce à Dieu, l’embrasure était assez profonde pour qu’Adalbert y fût à peu près protégé de la pluie et pût même s’y asseoir :

— Ça ira, déclara-t-il. Si tu cries je t’entendrai mais n’oublie pas de laisser la grille ouverte !

Elle l’était. Aldo n’eut qu’à pousser pour se trouver dans le jardin d’autant plus obscur que, dans la maison, rien n’était allumé. Celle-ci donnait même l’impression d’être abandonnée. Le visiteur fronça le sourcil et chercha instinctivement au fond de sa poche le browning qu’il n’oubliait jamais d’emporter lors des déplacements susceptibles de présenter un danger quelconque, mais se contenta de laisser sa main dessus sans le sortir. Ensuite il avança de quelques pas, entendit soudain :

— Je suis ici !

Et, se retournant, il découvrit Caroline assise sur un vieux banc de pierre, serrant entre ses mains le manche d’un grand parapluie noir ouvert au-dessus de sa tête :

— Qu’y faites-vous ? demanda-t-il surpris. Ce n’est pas un temps à rester dehors !…

— Je… je vais essayer d’ex… d’expliquer ! Venez vous asseoir près de moi. Il y a place pour deux !

Il la rejoignit et sentit aussitôt qu’en dépit de la température relativement douce elle tremblait comme une feuille.

— Mais vous grelottez ! Si vous avez froid vous ne devriez pas rester sous cette pluie…

— Je n’ai pas froid : j’ai peur…

— De quoi ?

— Écoutez plutôt !

Dans la maison obscure des bruits sourds se faisaient entendre en effet comme si l’on laissait tomber des objets lourds sur le sol.

— Quelqu’un s’est introduit chez vous ? Qui est-ce ?

— Comment voulez-vous que je vous réponde ? Il n’y a personne sinon… mais vous allez me prendre pour une folle !

— Vous ne m’avez jamais donné l’impression de l’être et vous m’avez écrit pour demander mon aide. C’est la raison pour laquelle je suis venu. Alors parlez !

Accoutumés à l’obscurité, les yeux d’Aldo distinguaient le visage de la jeune fille dont le corps tremblait contre le sien. Elle était livide sous les larmes qui ne cessaient de couler de ses yeux démesurément agrandis. Comme elle ne répondait toujours pas, il dit doucement :

— Si cette maison est hantée il ne faut pas craindre de me le dire. Je sais d’expérience que cela peut arriver et que l’au-delà n’est pas peuplé uniquement d’âmes rayonnantes et d’anges aux ailes neigeuses passant leur temps à chanter la gloire de Dieu au pied de son trône céleste.

— Vous croyez aux fantômes ? Vous ? balbutia-t-elle avec un étonnement où Aldo crut discerner du soulagement. Ôtant ses gants, il chercha la main de Caroline : elle était glacée et il la garda dans les siennes pour la réchauffer :

— Il m’est arrivé d’en rencontrer… aussi ai-je grande hâte de connaître le vôtre. Votre porte est fermée à clef ?

— Oui… mais vous n’allez pas entrer ?

— Je ne vois pas d’autre solution pour savoir ce qui se passe au juste… Attendez-moi : je ne serai pas long… Et d’abord donnez-moi les clefs !

Elle le fit de mauvaise grâce puis s’accrocha à lui :

— Ne me laissez pas seule !

— Je ne vous empêche pas de venir avec moi. À propos, pourquoi m’avez-vous demandé de venir sans être accompagné ?

— Je me sentais déjà assez ridicule, fit-elle en détournant la tête. Et votre ami a toujours l’air de se moquer.

— C’est une impression qu’il donne mais en bon égyptologue il croit dur comme fer à l’au-delà et à ses habitants. Nous y allons ?

Repliant son parapluie – l’averse venait de cesser tout d’un coup –, Caroline glissa sa main dans celle d’Aldo et se laissa emmener. Il ouvrit la porte, chercha sur la droite le commutateur électrique. Au même instant un projectile dont il n’eut pas le temps de déterminer la nature passa à un demi-centimètre de son nez pour aller percuter le mur opposé et choir sur le sol avec un bruit métallique. C’était en fait une cafetière d’argent qui, en compagnie d’un sucrier, d’un pot à lait et de quelques tasses retournées se tenait habituellement sur un guéridon placé entre deux fauteuils Régence. Caroline renifla nerveusement :

— Vous… vous voyez ? Il n’y a personne !

C’était l’exacte vérité. Aldo eut beau explorer derrière les rideaux et les sièges, il dut se rendre à l’évidence. D’ailleurs, pendant qu’il se livrait à sa recherche, l’un des chenets de la cheminée décolla subitement pour aller rejoindre son pareil de l’autre côté de l’âtre heureusement éteint. Machinalement Aldo se signa :

— Ceci pourrait bien relever de l’exorcisme ! commenta-t-il en faisant le tour de la pièce où tous les tableaux décrochés de leurs attaches reposaient sur le sol. Il remarqua qu’aucun objet fragile n’avait quitté sa place.

L’entité qui se manifestait s’en était prise seulement à du solide. L’aile noire du piano était refermée ainsi d’ailleurs que le couvercle dont la clef avait disparu.

— C’est vous qui avez refermé le piano ? demanda-t-il à la jeune fille qui, roulée en boule sur le canapé, tremblait si fort que l’on pouvait entendre ses dents grincer :

— N… on !

— Et vous ne savez pas où est la clef ?

Elle secoua la tête si visiblement terrifiée qu’Aldo partit à la recherche de quelque chose de fort à lui faire avaler mais ne trouvant rien de plus réconfortant que du lait et de l’eau de Vals, il sortit dans le jardin et appela :

— Adalbert ! Rapplique !

Tel le génie de la lampe, Vidal-Pellicorne se matérialisa presque aussitôt :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Je t’expliquerai. As-tu sur toi ta fiasque de cognac ? Il y a là quelqu’un qui en a un urgent besoin, ajouta-t-il sans attendre une réponse qu’il connaissait déjà.

Un instant plus tard, armé d’un verre rempli au tiers du précieux liquide, il en faisait absorber quelques gouttes d’abord puis une bonne rasade à Caroline. Elle fut secouée par un violent frisson puis elle se calma peu à peu. Pendant ce temps Adalbert faisait le tour du salon :