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— Mais le téléphone, ça existe vous savez ? reprocha Aldo. Pourquoi n’avez-vous pas prévenu Tante Amélie ?

Elle tourna vers lui un visage si las qu’il eut honte de ce reproche pourtant léger.

— Vous êtes exténuée. Adalbert va vous ramener à l’hôtel pour vous reposer. En même temps il mettra Tante Amélie au courant. Moi je reste. Ne fût-ce que pour aider Mme Karlova, ajouta-t-il à l’instant où, étayée par Marfa et par une infirmière, Liouba faisait son entrée dans la salle d’attente :

— Cette dame refuse de rentrer chez elle, expliqua la femme en l’aidant à prendre place sur un banc. Elle veut attendre la fin de l’opération.

— Quel genre d’opération ? s’informa Adalbert qui avait pris Marie-Angéline par le bras.

— Une trépanation. Le blessé s’est réveillé en s’agitant et en débitant des chapelets de mots inconnus…

— Ce doit être du russe ?

— Non. L’une des assistantes du professeur Debray est une réfugiée et elle n’a rien compris. Évidemment, il a une forte fièvre. Quant à cette dame, nous avons eu toutes les peines du monde à la convaincre de venir attendre ici : elle voulait rester à la porte du bloc opératoire. Auriez-vous l’obligeance de vous en occuper ?

— Je m’en charge, soyez tranquille ! Si toutefois… il était possible de lui offrir ainsi qu’à sa compagne une tasse de café !

— Thé ! rugit Marfa. Thé noir très fort !

L’infirmière la regarda avec autant de dégoût que si elle avait demandé de l’arsenic.

— À l’hôpital il n’y a que du café !

— Ça ira ! sourit Morosini conciliant. Elles ont surtout besoin de quelque chose de chaud.

L’indolent sourire produisit son effet habituel. La femme fondit comme beurre au soleil.

— Pas vous ? minauda-t-elle.

— Je ne refuse pas. Merci beaucoup !

L’attente allait durer près de trois heures. Elle eût paru interminable à Aldo, en dépit du café additionné de chicorée, ce qui était sans doute très sain mais qu’il détestait, si au bout de deux heures le commissaire Lemercier ne s’était manifesté avec sa grâce habituelle :

— Tiens, vous êtes là, vous ?

— Eh oui !

— Et en quel honneur ?

— J’essaie de réconforter Mme Karlova. Sans grand succès je le crains, soupira Aldo en considérant le visage désolé sur lequel les larmes ne cessaient de couler, silencieuses et d’autant plus navrantes. Quant à Marfa, son café avalé, elle avait entamé une interminable prière qui ressemblait au bourdonnement des abeilles.

— Il paraît que Karloff est salement amoché ? C’est votre cousine qui l’a trouvé, m’a-t-on dit ? Je me demande ce qu’elle fabriquait aux environs de minuit dans une rue déserte et sous une pluie battante.

Aldo éprouva quelque peine à dissimuler son aversion. Cet homme était capable de passer Plan-Crépin à la question s’il ne se mettait pas en travers :

— Chrétienne fervente – elle se rend chaque matin à la messe de six heures où qu’elle soit – Mlle du Plan-Crépin possède une âme généreuse qui ne supporte pas la souffrance d’autrui. Hier soir, sur une impulsion, elle a voulu se rendre chez Mme Karlova et c’est ainsi qu’elle a pu voir les ravisseurs du colonel le jeter hors d’une voiture tel un simple paquet. Je pense que vous savez la suite…

— Et vous ne l’aviez pas accompagnée ? Par ce temps ?

— Ni M. Vidal-Pellicorne ni moi ne nous en doutions. Comme tous les êtres de qualité, elle pratique une charité discrète, poursuivit Aldo avec une sévérité qui parut faire impression. Le vieux « Dur-à-cuire » se radoucit :

— A-t-elle pu distinguer la voiture des ravisseurs ? C’était son taxi ?

— En dépit de la peur qu’elle a eue je crois qu’elle l’aurait remarqué. Elle est très observatrice…

— Je verrai avec elle ! Après déjeuner ! Je suppose qu’elle doit dormir à cette heure ?

— Merci de le comprendre, commissaire !

En vantant les qualités de Marie-Angéline, Aldo n’avait rien exagéré. Il en fut lui-même surpris lorsqu’elle précisa à Lemercier qu’il s’agissait d’une Renault noire, d’un modèle un peu ancien, dont les portières étaient décorées d’un motif jaune et noir imitant le cannage d’une chaise. Malheureusement il lui avait été impossible de lire le numéro d’immatriculation en raison de la boue qui recouvrait les plaques.

— Une bonne précaution, commenta Adalbert, mais insuffisante. Le cannage des portières rend la voiture d’autant plus facile à reconnaître que l’on n’en a pas vu beaucoup sur le marché…

— Cela s’explique si c’est une voiture volée, répondit Aldo.

C’était aussi l’avis de Lemercier.

Celui-ci se disposait à repartir quand Aldo le retint :

— Pas d’autres nouvelles de l’assassin ? demanda-t-il en baissant la voix pour ne pas être entendu des deux femmes. Il est vrai que le lamento de sa suivante suffisait amplement à remplir les oreilles de Mme Karlova qui l’écoutait résignée et surtout habituée.

— Aucune. Il n’a pas manifesté de nouvelles exigences, ce qui je vous avoue ne laisse pas de me surprendre.

— Peut-être n’est-il pas complètement idiot ? Il a dû finir par comprendre que si on ne lui donnait pas ce qu’il a exigé c’est parce que nous ne l’avons pas. Ou alors il se donne le temps de préparer autre chose ?

— Il a déjà fait autre chose. D’ores et déjà je porte à son crédit l’enlèvement de Karloff.

— Qui n’a guère de rapport avec Marie-Antoinette, fit Aldo avec une hypocrisie parfaite mais qui ne trompa pas Lemercier.

— Peut-être mais il me paraît très lié avec des gens dont elle occupe le centre de la vie, des… collectionneurs de bijoux, par exemple ?

— N’exagérons rien ! C’est un excellent ami pour moi aussi bien que pour Vidal-Pellicorne. Nous voulons savoir qui l’a mis dans cet état et ce qu’est devenu son taxi. Vous ne l’avez pas retrouvé, n’est-ce pas ?

Lemercier haussa les épaules et recoiffa son chapeau melon :

— Sans compter la Seine, il y a suffisamment d’étangs aux environs pour nous faire chercher jusqu’au Jugement dernier…

— Ce qui veut dire que s’il en réchappe, il n’aura plus de moyens d’existence, dit Aldo gravement. Cela devrait vous inciter à fouiller sans attendre notre comparution commune devant l’Éternel ?

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! Je connais mon métier.

Et enfonçant son couvre-chef d’un coup de poing qui ne lui fit aucun bien, Lemercier sortit à grandes enjambées furieuses.

L’opération terminée, Liouba eut juste le droit d’embrasser le pansement sous lequel disparaissaient les trois quarts de la tête de son époux quand on le ramena dans la chambre particulière qu’Aldo avait obtenue pour lui en déclarant se charger de la totalité des frais. Le blessé était encore sous l’influence du chloroforme. Sa femme ne serait autorisée à le revoir que le lendemain mais comme elle levait sur le chirurgien des yeux délavés par les larmes, il s’efforça de la réconforter :

— Tout s’est passé mieux que je ne l’espérais étant donné l’état de la blessure. En dépit de l’âge c’est un homme solide pourvu d’un crâne dur et je pense pouvoir vous dire, madame, qu’il a de fortes chances de s’en tirer… Il a surtout besoin de repos maintenant… Vous aussi il me semble ? ajouta-t-il gentiment en retirant avec douceur la main que la pauvre femme venait de baiser sans pouvoir articuler un mot.

— Soyez tranquille, docteur, intervint Aldo. Je m’en charge et demain je ramènerai Mme Karlova ici. Je passerai ce soir pour avoir des nouvelles.