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— C’est tellement gentil à vous ! Je déteste prendre un repas seule et Quentin le sait très bien !

— Il devait sans doute penser que nous ne manquerions pas le plaisir de vous garder un peu plus longtemps…

La galanterie était banale chez Morosini. Léonora n’en prit pas moins un air mutin pour lui tapoter la main en gloussant :

— Comme il a bien dit ça ! Nous allons pouvoir faire plus ample connaissance puisque jusqu’à présent nous ne nous sommes rencontrés qu’au milieu de grandes foules… Et j’ai tellement entendu parler de vous ! Je raffole…

Le sourcil délicatement remonté de Tante Amélie, l’ombre de sourire qui passa sur ses lèvres en disaient plus qu’un discours sur son opinion. Aldo se contenta d’un sobre :

— Vraiment ?

— Vraiment ! Je raffole des joyaux, surtout ceux qui ont une histoire et vous êtes un maître en la matière ! !

— En d’autres petites choses aussi, fit Mme de Sommières. Mais, dites-moi : il y a longtemps que ce jeune homme est auprès de lord Crawford ?

— Frédéric ? Quatre ou cinq ans. N’est-ce pas qu’il est charmant ? Et bourré de talents !…

On eut le bon goût de ne pas demander lesquels mais la jeune femme était lancée sur un sujet qui apparemment lui tenait à cœur et on apprit ainsi tout naturellement que le jeune Anglais était d’une naissance incertaine encore qu’il laissât « supposer » qu’il possédait quelques gouttes de sang royal – celui d’Angleterre bien sûr ! – dans les veines. L’époux de Léonora l’avait rencontré au casino de Monte-Carlo, ou plutôt sur les rochers voisins d’où il s’apprêtait à plonger dans la Méditerranée après avoir raclé le fond de ses poches sur le tapis vert du casino…

— Comme vous le savez, mon époux est grand amateur d’œuvres d’art et Frédéric en est une incontestable. Quentin l’a sauvé, ramené chez nous où il s’est vite rendu indispensable. Il sait tout faire et quelle belle âme ! ajouta-t-elle en conclusion assez inattendue avant de se consacrer à la charlotte au chocolat qu’un serveur venait de placer devant elle.

À l’œil pétillant de sa tante, Aldo devinait qu’elle mourait d’envie de demander une ou deux précisions sur une qualité si rare mais lady Crawford, sa charlotte avalée, entreprit Aldo presque sans respirer sur les bijoux de Marie-Antoinette, leur nombre exact – ce qui était impossible puisque l’on ignorait à peu près tout de ce qu’elle avait apporté d’Autriche en se mariant – et ce qu’il était advenu de ceux de la cassette privée puisque le sort désastreux des joyaux de la Couronne était connu de tous.

Cela faisait beaucoup trop de questions et Aldo s’en déchargea en alléguant que Mme de Sommières et lui-même étaient attendus chez une amie de la vieille dame. Il ramena donc Léonora à sa Rolls puis remonta chez sa tante qu’il trouva songeuse, enfouie dans une bergère et son chapeau encore sur la tête.

— Quelque chose ne va pas ?

— Si… ou plutôt non ! C’est ce jeune homme. Il… il est séduisant !

— Singulière critique.

— Il me fait penser à Lucifer. Lui aussi était séduisant… et tu vois où ça l’a mené ?

— Si j’en crois la tradition, il serait assez satisfait de son sort. Mais à la réflexion vous n’avez peut-être pas tort. On pourrait en parler à Marie-Angéline. Elle devrait le connaître depuis le temps qu’elle fréquente le Comité.

— Qu’est-ce ce que je devrais connaître ? fit celle-ci qui faisait justement son apparition, tirée à quatre épingles mais étouffant discrètement un dernier bâillement.

— Un certain Frédéric Baldwin, le…

— … le délicieux secrétaire de lord Crawford ? Quand on l’a vu une fois on ne peut plus l’oublier, ajouta-t-elle avec un soupir.

— Plan-Crépin ! s’indigna la marquise. Ne me dites pas que vous en êtes tombée amoureuse ?

L’interpellée piqua un fard, chercha son mouchoir dans sa manche, ne le trouva pas, alla explorer les coussins du canapé, n’y trouva rien, renifla comme si elle flairait une piste et finalement sortit du salon pour y revenir quelques secondes plus tard, la figure enfouie dans un vaste carré de batiste en demandant :

— A-t-on des nouvelles du colonel ?

— Plan-Crépin, je vous ai posé une question.

— Vraiment ?… Ah oui, je me souviens…

— Eh bien ?

— Eh bien, c’est non ! Ce jeune homme a, dans son regard… un je-ne-sais-quoi qui me fait penser à un ange déchu… Allez-vous maintenant à l’hôpital, Aldo ?

Décidément, elle ne voulait pas s’attarder sur le sujet !

— Pour l’instant, avec votre permission, je vais dormir deux ou trois heures. La nuit qui vient sera longue… Non, Angelina, ajouta-t-il en voyant une petite flamme s’allumer sous ses cils pâles. Vous me ferez le plaisir de rester auprès de Tante Amélie et nous suffirons amplement à la tâche, Adalbert et moi… Quant à Karloff, vous pouvez toujours demander de ses nouvelles par téléphone. C’est le professeur Debray qui s’occupe de lui…

Il allait sortir, se ravisa :

— Et surtout prenez soin de Mlle Autié ! Est-elle réveillée ?

— Je viens de passer par sa chambre : elle dort comme une souche !

— Ou comme quelqu’un qui n’a pas fermé l’œil de la nuit ! C’est aussi bien ainsi !

CHAPITRE VII

UNE LETTRE DE BUENOS AIRES

En garant sa voiture dans le jardin de Caroline sous un sorbier afin de la mettre à l’abri de la curiosité du voisinage, Adalbert, comme Aldo d’ailleurs, ne se sentait pas vraiment en forme en dépit du repos de la journée. Avant de venir ils étaient passés par l’hôpital et s’ils y avaient appris que Karloff était hors de danger, le corollaire de cette bonne nouvelle était assorti d’un bémol affligeant : le coup reçu sur la tête lui avait fait perdre la mémoire. Il ne reconnaissait personne, pas même sa femme. Et quand les deux amis s’étaient présentés devant lui, il leur avait dit bonjour mais sans manifester un plaisir quelconque. À croire qu’il ne les avait jamais vus. Il ne se rappelait même pas son propre nom !

— Il est possible que cet état soit temporaire, répondit le chirurgien à la question que posait Morosini, mais il se peut aussi que cela perdure. Tout dépendra de l’évolution.

— Vous comptez le garder longtemps ou bien le rendez-vous à sa femme ?

— Dans quelques jours il pourra rentrer. Bien qu’il ait été retenu prisonnier – il porte des traces de liens serrés ! – sa constitution n’est amoindrie en rien. Il se peut même que, dans son environnement familier, une étincelle se produise…

— Eh bien, il n’y a plus qu’à prier ! conclut Adalbert.

Prier, Liouba et Marfa ne s’en privaient pas. En passant devant leur maison, un instant plus tôt, on avait perçu l’écho de ces oraisons psalmodiées qui sont l’une des beautés du culte orthodoxe…

Curieusement, cette espèce de mélopée leur apporta du réconfort. Elle semblait flotter dans l’air adouci du jardin. La pluie avait cessé. En s’éloignant elle avait emporté avec elle l’aigreur des derniers jours. Son souvenir s’attardait seulement dans l’odeur de l’herbe mouillée et le parfum du chèvrefeuille mêlé à celui des roses mourantes… Aussi, à peine entré dans la maison, Adalbert se précipita-t-il pour ouvrir les fenêtres afin de combattre le vague relent d’humidité et, debout devant l’une d’elles, respira le jardin avec volupté. Aldo, lui, avait allumé une cigarette et, installé dans un fauteuil près du piano, il fumait, la tête renversée en arrière en s’efforçant de ne penser à rien pour avoir l’esprit plus réceptif.