Un courant d’air soudain fit claquer la fenêtre. Adalbert alors referma et vint s’asseoir en face de son ami :
— Et maintenant que faisons-nous ? On attend ensemble dans cette pièce ou bien l’on se sépare : l’un dans la chambre et l’autre ici ?
Aldo jeta un coup d’œil à la pendule. Elle marquait onze heures et demie.
— Il va bientôt être minuit. On va se séparer, tu as raison tu restes ici et moi je vais m’installer dans la chambre.
Adalbert opina d’un hochement de tête, prit à côté de lui une serviette en maroquin qu’il avait apportée, en tira une fiasque d’argent et un paquet de café qu’il tendit à Aldo :
— Prends ça, s’il te plaît, et va nous faire un « jus » digne de ce nom ! Celui de cette baraque est imbuvable. C’est fou le nombre de gens qui ignorent cette vérité première : pour faire un bon café, il faut d’abord en acheter un bon.
— C’est presque signé La Palice mais c’est tellement vrai !
L’odeur qui s’éleva quelques minutes plus tard était un réconfort à elle toute seule et faisait honneur au talent de Morosini. Ils en burent chacun deux tasses puis, minuit étant proche, ils allèrent prendre place, Adalbert dans le salon et Aldo sur le lit de Caroline. Chacun d’eux posa son revolver à portée de main ainsi que la petite croix que Plan-Crépin leur avait remise après l’avoir fait bénir à l’église Notre-Dame au salut du soir… Puis, on éteignit les lumières et l’on attendit…
Or il ne se passa rien. Tant et si bien qu’ils finirent par s’endormir et le cri enroué d’un coq dans un poulailler voisin fut le premier bruit qu’ils entendirent. Apercevant un reflet de lumière, Aldo, sans rallumer alla rejoindre Adalbert dans le salon. Il le trouva assis sur son canapé, l’air perplexe et fourrageant à deux mains dans ses cheveux ébouriffés :
— Alors ? fit-il.
— Alors rien ! Chez toi non plus je pense…
— Calme complet. Si je n’avais été témoin de ce qui s’est passé l’autre nuit, je croirais que Caroline a rêvé. Quoique…
— Quoique tu saches aussi bien que moi que ce genre d’aventure peut exister. Mieux que moi puisque tu as eu l’honneur de rencontrer le spectre d’un empereur{9}. Mais peut-être que l’entité qui se manifeste ne vise-t-elle que Caroline ? En gros, il se peut que la maison la rejette tout simplement.
— Ce pourrait être possible ?
— Absolument !… Tiens, le jour commence à se lever. On va aller à la cuisine, tu nous referas du café et pendant ce temps je te raconterai une histoire…
Un moment plus tard tout en tartinant de la confiture d’oranges sur une brioche – apportées par prévoyance ! – Adalbert entamait son récit :
— Un ami de mon père, un avocat célèbre, perdit sa femme. Le deuil lui était cruel parce qu’il l’avait énormément aimée. C’était d’ailleurs une femme charmante ! Mais il perdit du même coup l’envie de vivre en société et en particulier à Paris. D’autant qu’il n’avait pas d’enfants. Il se chercha une retraite, on pourrait presque dire un ermitage pour y vivre dans la paix, le silence et le souvenir. Il dénicha, dans le Perche, un ancien prieuré dont le charme le séduisit. Il y avait beaucoup de travaux à faire aussi ne s’étonna-t-il pas de la modicité du prix demandé, bien que la bâtisse fût inscrite à la liste supplémentaire des Bâtiments historiques. Il entreprit donc des travaux qui lui coûtèrent fort cher car il tenait à ce que chaque détail soit reconstitué à l’identique. Cela ne se fit pas sans peine. Il se produisit nombre d’incidents, plus deux accidents durant la restauration. Au point qu’il fallut doubler les salaires pour convaincre les ouvriers de continuer.
Évidemment, des bruits revenaient à cet homme et aussi des conseils pour faire appel à un exorciste mais il était athée, ne croyait qu’à sa douleur et son besoin de solitude. À la limite, il n’était pas fâché que sa maison eût cette réputation douteuse : au moins personne ne viendrait l’importuner. Pour son plaisir, il fit planter un beau jardin dans le genre de ceux des monastères. Enfin vint le jour où tout fut achevé et où, les derniers objets mis en place, il put fermer sa porte sur le monde extérieur. Il avait à son service depuis longtemps un domestique ramené du Liban qui devait être son seul lien avec la vie extérieure… Le lendemain de son installation, les curieux qui ne manquaient pas tout au long du jour trouvèrent les portes ouvertes. L’ami de mon père était mort dans son lit écrasé par une pierre tombée de la voûte, la seule qui s’en fût détachée. De longues traces noires marquaient les murs de sa chambre comme si le feu les avait léchés. Quant au serviteur, le garde champêtre l’attrapa dans la campagne devenu complètement fou…
— Brrr ! fit Aldo en avalant d’un seul coup le contenu de sa tasse avant de s’en resservir une. Elle est sinistre, ton histoire.
— Mais vraie ! dit Adalbert avec une gravité qui lui était peu coutumière. Cette ancienne Maison Dieu avait dû être détournée de sa pieuse vocation par quelqu’un qui s’était acoquiné avec les forces des ténèbres. Elle a rejeté les intrus…
— Qu’est-elle devenue ?
— Une aubaine pour des vagabonds qui l’ont pillée de son contenu. Deux d’entre eux voulurent s’y installer. Ils furent carbonisés par le feu qu’ils avaient allumé dans une cheminée. Depuis, elle est livrée à la ruine, aux ronces, aux herbes folles. Ici, c’est moins tragique mais je suis persuadé que cela relève du même processus.
— Nous venons d’y dormir et cependant nous sommes entiers ?
— Parce que Caroline seule est visée. À moins que l’on ne réussisse à la « nettoyer », cette baraque n’aura de cesse de l’avoir jetée dehors… ou pire. Je pense que ces manifestations sont liées à l’exhumation de la grand-mère… Bon ! Cela dit, on range tout et on s’en va ! conclut Adalbert en portant les tasses dans l’évier pour les laver.
Aldo retourna dans la chambre pour y prendre ce qu’il avait pu y laisser. Soudain Adalbert l’entendit appeler :
— Viens voir !
— Quoi donc ?
— Le portrait de cette femme ! Hier soir, avant de me coucher, je l’avais décroché et posé à terre face contre le mur, parce que je n’arrive pas à me faire à sa tête. Et regarde !
Dame Florinde avait repris sa place et dardait sur les intrus un regard plus désagréable que jamais.
— Si on en faisait une flambée ? proposa Morosini.
— Ce pourrait être plus dramatique ! Et puis il faudrait détruire aussi le buste de l’atelier. Si Plan-Crépin, notre bigote maison, connaît quelqu’un à l’archevêché, c’est le moment de la mettre à contribution. Viens, on rentre ! J’ai besoin d’une douche froide. Et toi aussi !
Ils effacèrent les traces de leur passage, refermèrent soigneusement portes et volets. Ce fut pendant qu’Adalbert sortait la voiture que Morosini s’aperçut qu’il y avait une lettre dans la boîte scellée à la grille. Elle était adressée à Mlle Autié et venait de Buenos Aires. Aucune indication d’expéditeur au dos. L’écriture volontaire était celle d’un homme.
— Je savais bien qu’elle devait avoir un amoureux ! commenta Adalbert ! Le contraire serait par trop étonnant : une aussi jolie fille !
— Rien ne dit que ce soit un amoureux ! Il pourrait s’agir d’une lettre… d’affaires !
Adalbert éclata de rire :
— Tu serais contrarié à ce point ?
— Cette fille n’est pas heureuse, c’est l’évidence ! Si elle avait une histoire d’amour quelque part, même en Argentine, elle aurait une autre mine.