Il étouffait à moitié mais fit un geste. Aussitôt la nouvelle recrue vit surgir avec surprise deux jeunes gens de carrure athlétique… qui vinrent prendre chacun par un bras le perturbateur et l’emportèrent hors du lieu de son sacrilège. Assez loin sans doute car on ne les revit pas. Le professeur, cependant, se reprenait, s’épongeait le front à l’aide d’un grand mouchoir, appliquait un masque bénin sur sa figure encore fumante et revint à Marie-Angéline.
— Il nous arrive, hélas, de commettre des erreurs. Ce personnage reçu il y a peu en est un exemple navrant ! Il nous faut purifier l’atmosphère en chantant notre cantique.
Et il entonna une curieuse transposition de l’Ave Regina cælorum dans un latin de son cru que les autres reprirent en chœur et que la fidèle paroissienne de Saint-Augustin écouta avec une surprise totale. Elle aimait bien Marie-Antoinette mais de là à expulser la Sainte Vierge pour lui donner sa place !…
L’exécution – c’était le mot qui convenait ! – achevée, on procéda à l’intronisation de la nouvelle recrue. Cela consistait à prêter serment de fidélité à la Reine ; ce qui n’engageait pas à grand-chose. Après quoi, le professeur épingla sur sa poitrine frémissante une cocarde de ruban bleu au centre de laquelle il y avait le chiffre de Marie-Antoinette en laiton doré, lui donna l’accolade et une copie du cantique en lui enjoignant de l’apprendre par cœur. Ensuite le reste des « frères et sœurs » vinrent lui serrer la main. À l’exception des deux « videurs », qui ne reparurent pas. Enfin, Ponant-Saint-Germain reprit la parole pour annoncer qu’une messe serait célébrée à la chapelle du château le 16 octobre prochain, date anniversaire de la mort de la Reine mais qu’entre-temps, on tiendrait plusieurs réunions dont les dates seraient communiquées au moment donné. Et là-dessus on se sépara non sans que la veuve du tapissier qui assumait le rôle de trésorière n’aille demander cinquante francs – la cotisation annuelle ! – à la nouvelle sœur. L’assemblée se scinda en petits groupes dont le plus important avait pour centre le maître et personne ne s’occupa plus de Marie-Angéline.
Elle en profita pour rester en arrière et, quand elle fut seule, elle fit le tour du bosquet, découvrant et explorant les salles de verdure disposées autour. Les deux jeunes gens qui avaient emporté le vieux marquis ne pouvaient être que dans ces endroits – dans deux de ces cachettes – opposées d’ailleurs ! –, elle trouva des mégots de cigarettes de marques différentes… écrasés dans le sable et, dans le meilleur style Sherlock Holmes, se baissa pour en ramasser un de chaque sorte qu’elle mit dans son mouchoir. Cela fait, elle consulta sa montre, décida qu’il était temps de rentrer. Sortie par la grille de l’Orangerie dans l’espoir de trouver un taxi, elle en héla un qui passait justement et se fit rapatrier à l’hôtel.
Dès son arrivée, elle chercha Aldo, l’aperçut à la terrasse perdu dans ses pensées à l’abri d’un parasol, en compagnie d’une cigarette et d’une citronnade qui n’était pas d’habitude son breuvage préféré. L’entendant arriver, il se leva pour lui avancer un fauteuil de rotin :
— Ça va si mal ? fit-elle en désignant le verre plein.
— Plus que vous ne l’imaginez encore ! Mlle Autié veut rentrer chez elle. Je ne sais plus que faire pour l’en empêcher ! Voulez-vous boire un verre ?
— Volontiers ! La même chose que vous !
— Alors prenez celui-là : je n’y ai pas touché et, tout compte fait je préfère quelque chose de plus tonique !
Il appela le serveur, commanda une fine à l’eau tandis que Marie-Angéline sirotait doucement sa citronnade à l’aide d’une paille :
— Je suppose qu’elle se sent gênée d’accepter notre hospitalité ? fit-elle pendant une pause. Cela peut se comprendre nous sommes de parfaits étrangers pour elle.
— Pourquoi m’a-t-elle appelé au secours alors ?
— Je n’ai rien à vous répondre, mon cher Aldo. Sinon que, depuis, il s’est peut-être produit un fait nouveau.
— Elle a reçu une lettre venant d’Argentine. Nous l’avons trouvée, Adalbert et moi, dans sa boîte aux lettres et je la lui ai donnée.
— Sans l’avoir lue ?
— Oh ! Angelina ! Vous l’auriez lue, vous ?
— Sans hésiter ! Il y a des cas où il faut savoir où l’on met les pieds ! À ce propos, je viens de me faire admettre dans la joyeuse troupe du professeur Ponant-Saint-Germain ! Comme vous voyez ! ajouta-t-elle montrant la cocarde bleue qu’elle avait mise dans son sac.
— Et alors ?
— C’est bizarre… Écoutez plutôt !
Son impressionnante mémoire lui permit de restituer presque mot pour mot ce qui s’était passé dans le bosquet de la Reine sans oublier le vieux marquis et les garçons surgis si fort à point pour le jeter dehors.
— Un drôle de procédé pour une paisible association de thuriféraires de Marie-Antoinette ! Le « maître » se fait garder et je suis persuadée qu’il y en avait d’autres en dehors de ceux que j’ai vus !
Tirant son mouchoir, elle le déplia pour montrer les quatre mégots qu’elle sépara en deux groupes du bout de son doigt ganté :
— Ceux-là viennent de la petite pièce de verdure d’où sont sortis les deux hommes mais ceux-là, je les ai trouvés dans une autre située en face de la première.
— Vous, vous avez lu Sherlock Holmes ! dit Aldo amusé. Il n’empêche que vous avez fait du bon travail car aucun de ces débris n’est semblable à l’autre. Donc il y avait au moins quatre hommes pour surveiller votre intronisation ! Pour quelle raison ?
— C’est ce qu’il faudrait savoir ! Quel besoin a ce vieux fou de prendre des gardes du corps ? Il n’a rien à cacher, j’imagine ?
— Et… ce marquis des Aubiers, vous ne le connaissez pas, vous qui cousinez avec au moins la moitié de l’armorial ?
— Non, mais peut-être notre marquise ? Avec elle nous arrivons largement aux trois quarts…
Interrogée quelques minutes plus tard, Mme de Sommières après un instant de réflexion, déclara :
— Non, ce n’est pas un cousin mais je le connais. Ou plutôt je l’ai connu quand il était en poste à Vienne. Un homme charmant qui, si j’ai bonne mémoire, se passionnait pour Louis XVI, sa famille et surtout la Reine, qui semblait exercer sur lui une sorte de fascination. S’il habite Versailles comme tout le laisse supposer, il pourrait être intéressant de renouer avec lui. Cherchez-moi son adresse, Plan-Crépin !
— Une rencontre fortuite serait peut-être mieux venue, conseilla Aldo. La soirée a lieu après-demain et nous y serons tous. Il devrait normalement y être aussi ?
— On saura ça bientôt ! Après le déjeuner, je vais aller consulter la liste des invités…
Bien que le temps fût radieux et que l’on eût choisi une table sous les arbres, le déjeuner en question ne fut pas gai. D’entrée de jeu Caroline remercia Mme de Sommières de son hospitalité et fit connaître son intention de rentrer chez elle l’après-midi même. Ce qui ne souleva pas une tempête de protestations. Aldo savait à quoi s’en tenir et ne broncha pas. Marie-Angéline, occupée à bâtir mentalement une sorte de roman autour du bosquet de la Reine, se contenta de lever un sourcil surpris. Quant à Adalbert, reparti momentanément pour Paris afin d’y régler une affaire, il brillait par son absence. Seule la marquise, avec cette bonté qui formait le fond de son caractère et qu’elle montrait si rarement, s’étonna d’une aussi soudaine décision :
— Pensez-vous vraiment supporter la vie dans une maison qui, voici peu, vous faisait peur avec juste raison ?
— Ce n’est pas la première fois qu’il s’y passe des choses bizarres et jusque-là je les supportais sans trop de peine. Je ne sais ce qui m’a pris de m’affoler comme je l’ai fait. Mes nerfs sans doute m’ont joué un mauvais tour mais grâce à vous maintenant je me sens redevenue sereine et il est temps que ma vie reprenne son cours normal.