Plan-Crépin était aux anges ce soir dans la robe de moire que lui avait offerte la marquise, jointe à un long entretien avec le coiffeur et la manucure de l’hôtel. Un chignon savant et un léger maquillage plus les perles qu’elle lui avait prêtées la transformaient et Adalbert lui en fit compliment :
— Aldo a raison quand il dit que vous devriez être plus coquette.
— Bah, dans la vie quotidienne ça ne s’impose pas et j’aime mes aises. Je me vois mal perchée à longueur de journée là-dessus, fit-elle en montrant ses escarpins à hauts talons. De toute façon, je ne serai jamais une foudroyante beauté comme j’en vois une là-bas, ajouta-t-elle en parcourant du regard les tribunes. Sautant l’officielle, il s’arrêta sur la tribune d’en face :… Par exemple la voisine de Gilles Vauxbrun.
— Lady Léonora ? Ce n’est pas une nouvelle, répondit Adalbert occupé à consulter le programme.
— Pas elle, non. Celle qui est à sa gauche et à qui il parle en ce moment. Elle est superbe et je ne sais pas qui elle est.
Il leva les yeux. Presque aussitôt ses sourcils effectuèrent le même mouvement ascendant :
— Pour une surprise !
— Vous la connaissez ?
— Je pense bien ! Aldo et moi avons séjourné chez elle à Newport. Il ne vous a jamais parlé de Pauline Belmont ? Je veux dire la baronne von Etzenberg ?
— Ces gens qui possèdent une copie d’un château français ? Celui de Maisons-Laffitte, je crois !
— C’est juste ! Ils sont charmants. Le frère John-Augustus est un phénomène, qui collectionne les voiliers et les maillots de bain. Il trempe dans l’océan au moins trois fois par jour pendant que sa femme danse ou joue du banjo. Pauline, elle, est sculpteur.
— Adalbert, en effet, nous a raconté… Mais il n’a jamais dit qu’elle était aussi splendide !
— Ça lui aura échappé, lâcha Adalbert avec la conscience aiguë d’avoir dit n’importe quoi. Ce soir, en contemplant la belle Américaine à la fois somptueuse et sobre dans une robe de mousseline scintillante de petites perles de cristal dont le profond décolleté, sans le moindre bijou, se voilait à demi sous une longue écharpe transparente, il retrouvait intacte l’inquiétude éprouvée l’an passé devant l’attirance visible entre la jeune femme et son ami. Pauline – il en aurait mis sa main au feu ! – était amoureuse d’Aldo et celui-ci, plus troublé qu’il ne voulait l’admettre, s’était hâté de mettre un océan entre lui et ce beau danger auquel Vidal-Pellicorne était presque sûr qu’il avait cédé. Une seule fois sans doute mais cédé tout de même. C’était à l’aube du bal donné à Belmont Castle.
Pauline et Aldo s’étaient attardés dans la bibliothèque… dont Adalbert avait pu constater, en revenant silencieusement sur ses pas, qu’elle avait été fermée à clef… Deux jours plus tard Aldo et lui repartaient, à son grand soulagement. Jamais le bonheur de Lisa qu’il aimait beaucoup n’avait été autant menacé parce que Pauline possédait les mêmes armes qu’elle : intelligence, sensibilité, générosité, culture, courage, sens de l’humour et de l’esthétique, et capacité d’aimer au-delà d’elle-même ! Et Adalbert n’envisageait pas sans crainte ce qui se passerait dans le cœur de son ami quand l’Américaine et lui se retrouveraient face à face. Parce que c’était inévitable…
Tandis que debout au bord du radeau des musiciens Mme de La Begassière délivrait un petit discours de bienvenue plein de tact et de chaleur, il se pencha un peu pour chercher Aldo et ne vit que son profil : aucun doute ! Il regardait Pauline et Pauline le regardait. Ni l’un ni l’autre ne souriait. Adalbert n’en ressentit pas moins qu’un courant invisible s’établissait entre eux et du concert il n’entendit pas une note, se contentant d’applaudir docilement en même temps que les autres… Une idée s’imposait à lui : il fallait que Morosini rentre à Venise et le plus tôt serait le mieux ! Restait à savoir comment l’en convaincre…
Aldo non plus ne vit pas grand-chose du spectacle du Hameau animé par les jeux de lumières et les choristes de l’Opéra, n’entendit guère les extraits de Mozart, de Gluck et de Grétry, joués par les musiciens ou chantés par les célèbres Germaine Lubin et Georges Thill. La musique servait seulement à bercer sa rêverie. Persuadé que personne ne faisait attention à lui, il s’accordait le délicieux plaisir de contempler Pauline : son beau visage sauvé d’une froide perfection par une bouche trop grande, trop rouge mais combien attirante, de caresser du regard son cou gracieux le long duquel tremblaient des diamants, sa gorge à peine voilée, ses lourds cheveux noirs et lustrés noués sur la nuque et piqués d’un croissant de lune étincelant. Osant même se souvenir, avec un frisson, de ce qu’il ne voyait pas et se perdre par moments dans les nuages gris des yeux qui revenaient si souvent vers les siens. Eussent-ils été seuls au cœur de cette nuit sublime embaumant le parfum des tilleuls et des roses, qu’il l’eût prise dans ses bras sans un mot, certain qu’elle s’ouvrirait à lui aussi naturellement qu’au matin de Newport…
Une salve d’applaudissements enthousiastes coupa le fil de son rêve. Il y joignit les siens à retardement…
— Si tu n’avais l’œil si largement ouvert on aurait pu croire que tu dormais, observa Tante Amélie. Tu étais en transe ou quoi ?
— Pas en transe mais assez loin ! Je réfléchissais à l’étrange période que nous vivons ici ! Cette série de crimes sordides sur fond de splendeurs !…
— En ce cas tu sembles y prendre un certain plaisir ? Je t’ai vu sourire… avec béatitude même. Deviendrais-tu sadique ?
L’œil toujours bien vert de la vieille dame pétillait de malice et elle semblait d’excellente humeur. Aldo décida de ne pas gâcher sa soirée.
— Quand on laisse son esprit vagabonder, même sur des événements affreux, il arrive que, chemin faisant, il rencontre quelque chose d’amusant, une incongruité… mais je ne vous en ferai pas confidence parce que ce n’est pas toujours… convenable !
Il s’en tirait avec une pirouette. Si elle garda un doute, elle n’en montra rien. Autour d’eux, applaudissements et acclamations continuaient, nourrissant de nombreux rappels. Enfin, à l’invitation d’Olivier de Malden qui jouait les maîtres de cérémonie, les tribunes se vidèrent et la file des invités s’achemina vers la propriété de lady Mendl, illuminée elle aussi dans le style du Hameau avec des éclairages diffus et des lanternes vénitiennes afin de continuer l’impression de mystère qui régnait autour du lac. Elle avait été jusqu’à faire abattre une partie de sa clôture dans le but de permettre une solution de continuité. Pour l’intérieur de la maison sur lequel ouvraient les hautes fenêtres, elle avait banni l’électricité. Les lustres aux cristaux translucides, les candélabres, les flambeaux, l’ensemble était équipé de ces bougies douées de l’étrange pouvoir de flatter les visages en les adoucissant et d’allumer des éclairs dans les joyaux des femmes.
Des tables rondes juponnées de damas blanc et bleu étaient disposées sur la terrasse, autour de la pièce d’eau et sous les arbres. Elles portaient en leur centre des surtouts de bois doré piqués de feuillages, de nœuds de rubans bleus, de roses, de bruyères blanches comme les bougies. Le chiffre de Marie-Antoinette était brodé en bleu et or sur toutes les serviettes destinées à constituer autant de souvenirs. Enfin des valets en perruques blanches et livrées bleu et blanc attendaient les convives. Le spectacle était ravissant et fut salué, d’entrée par de nouveaux applaudissements. Violons et flûtes invisibles allaient accompagner le souper dont le chef du Trianon Palace avait composé le menu se référant autant que possible à ce que l’on servait dans le petit château de la Reine. Ce à quoi Aldo n’accorda aucun intérêt. Avec Mme de Sommières et les Crawford il dut prendre place à l’une des deux tables d’honneur surélevées d’où l’on pouvait fort bien voir, en contrebas, celle où Gilles Vauxbrun éclatait littéralement d’orgueil en compagnie de Pauline. Il est vrai qu’elle lui souriait souvent…