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À la vérité, leurs trois inquiétudes si soucieuses auraient pu entendre ce que se disaient Aldo et Pauline. D’autant qu’ils avaient commencé par ne rien dire. Il lui avait offert une cigarette et tous deux accoudés à la balustrade admirèrent d’abord en silence le parc et les jardins dont les lumières s’éteignaient l’une après l’autre. Comme une lente marée l’obscurité remontait vers eux.

— Je savais que vous deviez venir, murmura Aldo. Mais pas seule. Vauxbrun, malade d’angoisse attendait…

— Diana Lowell ? La pauvre s’est fracturé le genou en tombant de cheval ! fit Pauline en riant. C’est cruel à dire mais le cher Vauxbrun en a été agréablement soulagé.

— Et d’autant plus heureux ! Comment vont votre frère et votre belle-sœur ?

— À merveille ! Nous autres les Belmont comptons parmi les privilégiés que le krach boursier d’octobre dernier n’a guère atteints. Seules les fortunes les plus anciennes donc les plus solides ont résisté à la tempête du « Jeudi noir » de Wall Street mais il y a eu de gros dégâts. Les ruines ont été lourdes et nombreuses. John-Augustus essaie d’aider de son mieux les plus défavorisés…

— J’en ai eu connaissance. J’ai pris le plus de renseignements que je pouvais.

— Vous vous tourmentiez pour nous ?

— Vous n’en doutiez pas, j’espère ?

Il avait jeté sa cigarette et, redressé, se tournait vers elle pour admirer la ligne fière de son profil et respirer son parfum. Elle en fit autant et ils se retrouvèrent face à face.

— Merci, dit-elle. Cela veut dire que vous avez pensé à nous.

— J’ai surtout pensé à vous… plus que je n’aurais dû sans doute ! Vous n’êtes pas facile à oublier, Pauline !

— Nous nous l’étions promis cependant. Et si nous nous étions dit adieu…

— Nous étions sincères et nous n’avons pas voulu cette rencontre.

— Puisque vous saviez que je venais, vous auriez pu partir ?

— J’y ai songé mais pas longtemps parce que j’ai découvert que j’avais envie de vous revoir…

Il s’arrêta au bord de ce qui ne pouvait être qu’un aveu. Elle était belle à damner un saint et il mourait d’envie de la prendre dans ses bras quand le salut lui vint d’une voix à la fois aigre et enrouée :

— Chère Pauline, il est temps de partir. Je vais avoir le plaisir de vous raccompagner, fit Vauxbrun avec un sourire satisfait qui tapa sur les nerfs d’Aldo mais lui rendit le sens des réalités.

— Où êtes-vous descendue ? demanda-t-il.

— Au Ritz. D’abord, j’aime cet hôtel. En outre, il présente l’avantage d’être situé près de ma future exposition.

— Et c’est ?

— Chez moi ! triompha Vauxbrun. Je vais déménager une partie de mon magasin mais sans toucher au décor. Les œuvres de Pauline seront admirablement mises en valeur par mes tapisseries anciennes…

— Bravo ! On dirait que tu as l’art de mettre toutes les chances de ton côté…

— Chacun son tour ! Pendant que je me morfondais à Boston, toi tu coulais des jours délicieux à Newport.

Le regard de Pauline alla de l’un à l’autre. La tension était palpable et elle se hâta d’intervenir :

— Tellement délicieux qu’il a failli y laisser la vie ! Ainsi qu’Adalbert et certains autres… Veuillez m’excuser, je désire saluer Mme de Sommières !

— Nous allons faire mieux, s’empressa l’antiquaire qui se sentait sur un terrain glissant. Il se fait tard et la nuit fraîchit : je vais lui proposer de la ramener à l’hôtel avec Mlle du Plan-Crépin.

Tante Amélie accepta volontiers même si la distance entre la villa et le Palace était courte : elle sentait de la lassitude et craignait l’humidité du petit matin :

— Je ne suis plus à l’âge romantique où, après avoir dansé la nuit entière, on s’isole à deux pour regarder se lever le soleil, soupira-t-elle. Je suis à celui des rhumatismes. Aussi ne vais-je pas tarder à partir pour Dax mais auparavant, chère baronne…

— Dites Pauline, je vous en prie !

— Alors, Pauline, j’aimerais vous avoir à dîner chez moi ! La fête étant finie, je compte regagner la rue Alfred de Vigny le plus tôt possible !

— Oh non ! gémit Marie-Angéline. La fête est peut-être finie mais il y a…

— Une affaire suffisamment sordide pour que je souhaite vous en extraire ! D’ailleurs il faut que je rentre si je veux garder Eugénie. C’est ma cuisinière, précisa-t-elle à l’usage de l’Américaine, et elle menace de rendre son tablier si je la laisse encore longtemps au chômage forcé ! Ma chère, vous viendrez apprécier ses talents. Nous vous en serons reconnaissantes toutes les deux… Quant à vous, Plan-Crépin, vous aurez le choix entre ma vénérable voiture et le train. Que diable, Versailles n’est qu’à 17 kilomètres de Paris…

Quand la Rolls-Royce de Vauxbrun eut disparu, Aldo et Adalbert rentrèrent dans la maison où quelques membres du Comité formaient encore cercle autour de leur hôtesse, qui aimait à prolonger la nuit jusqu’au retour de la lumière. On commentait la soirée et l’on buvait. À l’exception de Mme de La Begassière, il ne restait que des hommes. Mme de Malden avait emmené une Léonora visiblement furieuse. Quant à Crawford, s’il était toujours là, il avait choisi de fumer son dernier cigare sur la terrasse en compagnie d’un verre de whisky. Aldo alla le rejoindre. Il y avait des moments où l’Écossais l’intriguait : il semblait n’attacher aucune importance aux relations de sa femme avec Vauxbrun. Tout à l’heure, elle avait fait une évidente crise de jalousie qu’il n’avait pas paru entendre. De même, il l’avait laissée partir sans faire le moindre geste pour la retenir : il est vrai qu’elle avait énormément bu et qu’il ne lui restait rien d’autre à faire qu’aller se coucher.

Arrivé près de l’Écossais, Morosini ne dit rien, se contentant d’allumer une cigarette et d’en tirer quelques bouffées. Au bout d’un moment il entendit :

— Croyez-vous qu’elle soit venue cette nuit ?

— Qui donc ?

— Elle voyons !… la Reine ! Je n’ai pensé qu’à elle au cours de cette soirée en me demandant si elle lui plaisait. Tant que cela a duré j’ai attendu un signe, un geste… j’ai fouillé les buissons du regard en espérant l’apercevoir… Il est vrai qu’avec ces figurants répandus un peu partout… par Elsie.

— Vous espériez voir… la Reine ? émit Morosini un peu suffoqué tout de même.

— Évidemment ! Trianon est hanté, vous ne le saviez-vous pas ?

— Vous faites allusion à ces deux Anglaises, miss… Moberly je crois et miss Jourdain qui se sont trouvées soudain introduites dans le passé, un jour de l’été 1789. Elles auraient vu la Reine coiffée d’un grand chapeau de paille en train de dessiner. On en a beaucoup parlé il y a quelques années… C’était étrange évidemment…

— Oh, elles n’ont pas été les seules !… En 1908 des amis américains, les Crooke, ont vu, à plusieurs reprises, la dame à la capeline en train de dessiner. Elle apparaissait et disparaissait avec la même soudaineté. Une autre fois, Mrs Crooke a vu un seigneur coiffé d’un tricorne noir qui l’a saluée avant de s’évaporer. Deux Anglaises, encore, ont vu une femme en coiffe secouer un linge à la fenêtre de la Ferme en ruine. Plus récemment un magistrat londonien a rencontré une dame en grande robe de satin jaune escortée de deux hommes en habit de cour. Moi-même enfin…

— Vous l’avez vue ?

Le regard perdu dans les ombres blanchissantes du parc, Crawford n’offrait à son compagnon qu’un profil dont le dessin le surprit. À cause de l’empâtement du visage on le remarquait moins mais le nez en bec d’aigle, la bouche serrée, l’immobilité de l’œil sous sa lourde paupière l’apparentaient aux rapaces. L’homme ne bougeait plus. Il semblait suivre à travers le ciel quelque chose qu’il était seul à distinguer.