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— Dites-moi si vous l’avez vue ? insista doucement Aldo.

— Oui… à deux reprises ! La première fois c’était il y a trois ans dans l’escalier de Trianon. Elle portait cette merveilleuse robe d’un bleu un peu vert qu’a immortalisée Mme Vigée-Lebrun. La dernière fois c’était sur les marches de son petit théâtre, qu’il est impossible d’utiliser maintenant. Elle avait ce costume de bergère qui l’amusait jadis mais elle désignait la bâtisse et le Hameau dont il faut bien admettre qu’ils ont un sérieux besoin de réparations et elle pleurait… C’est à la suite de ce fait que j’ai lancé l’idée de l’exposition, afin d’attirer l’attention sur le délabrement de ce coin charmant où elle se plaisait tant ! Je suis riche et j’ai de nombreuses relations : cela a été facile.

Aldo avait vécu assez d’expériences supranormales pour mettre en doute les confidences de l’Écossais.

— Et vous avez réussi ! Dommage qu’un tueur s’acharne à tenter de détruire ce que vous et votre Comité avez réalisé ! Ce qui est bizarre c’est qu’il s’attaque seulement à des descendants – ou supposés tels ! – de gens qui ont joué un rôle si néfaste dans l’existence de Marie-Antoinette. Je ne vous cache pas que je redoutais une mauvaise surprise pendant le déroulement de la fête.

— Pas moi ! Nous avons trop besoin de l’argent récolté ce soir. S’il est logique avec lui-même l’assassin ne pouvait pas risquer de semer une panique.

— Alors, pourquoi depuis l’ouverture ces meurtres à répétition qui pouvaient tout détruire ?

— Pourtant il n’en a rien été… au contraire. Cela nous a fait, si l’on peut dire, la meilleure des publicités… et la Reine n’a pas manifesté son mécontentement. C’est pour moi la preuve que les… victimes portaient en elles le sang de ces misérables dont elle a eu à souffrir !

— C’est peut-être un peu léger comme raisonnement ?

Cette fois, Crawford se redressa pour regarder son voisin mais dut s’appuyer à la balustrade afin d’assurer son équilibre, preuve qu’il avait beaucoup bu même si ses propos ne s’en ressentaient pas :

— Vous me surprenez ! Vous, descendant d’une longue lignée, comment pouvez-vous nier que votre personnalité ne réunisse celles qui vous ont précédé ?

— Je vous croirais volontiers pourtant…

— Non. Vous savez que j’ai raison. Parce que à travers le temps j’ai hérité de celle de mon aïeul Quentin qui aima la Reine en silence – avec d’autant plus d’ardeur qu’elle n’en sut jamais rien – et qui a dépensé une fortune pour l’arracher à son destin tragique. Il a financé la fuite vers Montmédy. Malheureusement, Fersen avait l’entière confiance de Marie-Antoinette et l’exécution lui a été confiée. Cet imbécile en a fait un désastre…

— Cet imbécile ? Fersen et votre ancêtre n’étaient-ils pas amis ?

— Comment peut-on être l’ami de l’homme qui couche avec votre femme ? Sa passion pour la Reine n’empêchait pas le Suédois d’être l’amant de mon aïeule Léonora…

— Léonora ?…

Crawford se mit à rire mais ce rire grinçait :

— Oui, comme ma femme, et italienne comme elle. C’est drôle, n’est-ce pas, qu’après plus de cent cinquante ans, un même couple se reforme ? C’est à cause de cette similitude de noms que je l’ai épousée quand je l’ai rencontrée aux Indes. La première Léonora en venait aussi. Après avoir été la maîtresse du duc de Wurtemberg, de l’empereur Joseph II et d’un diplomate français, elle avait suivi là-bas un Irlandais nommé Sullivan qui l’épousa. Quentin Ier avait édifié son énorme fortune dans la Compagnie des Indes. Il y séjournait lors de leur rencontre et avant de repartir pour l’Angleterre, il l’a enlevée. C’est sur le tard qu’ils se sont mariés !

— Et… c’est uniquement à cause de son prénom que lady Léonora est devenue votre épouse ?

— Revoyez-la telle qu’elle était tout à l’heure, vous aurez votre réponse !

Dans sa robe blanche inspirée de l’Empire, Léonora était en effet fort belle ce soir. La simplicité de la coupe mettait en valeur le large collier de diamants orné de grandes pendeloques qui accrochait la lumière et la renvoyait en flèches bleutées.

— Je comprends… mais, au fait, il m’a semblé reconnaître son collier. Marie-Antoinette ne l’aurait-elle pas porté ?

— Si. Il faisait partie des joyaux ayant appartenu à la mère de Louis XVI, Marie-Josèphe de Saxe. Louis XV les avait offerts à la dauphine. Et à présent vous allez me demander pourquoi il n’a pas été exposé avec les autres bijoux ? Léonora refuse de s’en séparer. Elle le considère comme son talisman et, chez nous, elle passe des heures à le contempler, à le faire jouer dans la lumière, à le caresser même…

— Parce qu’elle partage votre culte de la Reine ?

— Absolument pas mais elle aime son goût et ses bijoux la fascinent. Ce qui la rapproche encore de la première Léonora. On dit de celle-ci, quand elle s’appelait encore Mrs Sullivan, qu’elle était dévouée corps et âme à Marie-Antoinette mais c’est faux. Axel de Fersen était devenu son amant et un amant passionnément aimé. Tirez vous-même les conclusions !

— Elle n’aurait tout de même pas tenté quelque chose pour faire échouer la fuite ?

— Honnêtement, on n’en a jamais rien su ! Et c’eût été dangereux : si elle l’avait fait et que mon aïeul l’eût appris, il était capable de la tuer. D’autre part, si l’aventure réussissait, elle n’aurait plus revu Fersen qui devait rejoindre la Reine. Alors…

— Disons que cela fait partie des ombres du passé. Vous possédez d’autres bijoux de même provenance ?

— Non, c’est le seul en dehors d’une infinité de boîtes à mouches, de tabatières, de boîtes à pastilles, de flacons, d’éventails et autres objets provenant de Versailles, des Tuileries et même du Temple et de la Conciergerie qui me sont plus précieux encore. Et que j’aimerais vous montrer. Pourquoi ne viendriez-vous pas dîner un soir prochain avec quelques amis ?… Ce serait pour moi un réel plaisir…

— Pour moi aussi, n’en doutez pas.

— En ce cas nous arrêterons une date avec ma femme. À présent je vous donne le bonsoir. Il est temps que je rentre.

Les deux hommes se séparèrent sur une poignée de main et Aldo rejoignit Adalbert, qui bavardait sur le coin d’un divan avec Elsie Mendl. Celle-ci riait beaucoup :

— Savez-vous que, selon notre ami, j’aurais d’innombrables points communs avec Néfertari, l’épouse du grand Ramsès II ! Décidément, j’aurai tout entendu !

Considérant le fin visage auréolé de ses cheveux argentés, Aldo sourit :

— Vous devriez le croire : il se trompe rarement quand il s’agit de l’Égypte ancienne et si vous acceptiez de porter une lourde perruque de laine noire…

— Je préfère rester ce que je suis ! En tout cas, ce soir nous avons ramassé une petite fortune… et aucun cadavre n’est venu troubler la fête…

En rentrant à l’hôtel, Aldo fit part à Adalbert de l’invitation de l’Écossais :

— Ce sera bientôt, je pense. J’ai l’intention de rentrer chez moi dès que possible.

— Vraiment ?… J’aurais cru le contraire.

— Eh bien, tu te trompais…

Puis baissant la voix jusqu’à un murmure trahissant une lassitude inattendue :

— Je ne suis pas un surhomme, Adal ! Quelqu’un dont j’ai oublié le nom a dit que la meilleure façon d’oublier une tentation était d’y céder mais il y en a qui peuvent mettre une âme en péril…