Soulagé, l’égyptologue passa un bras compréhensif sous celui de son ami :
— Une âme non… mais un couple peut-être. Elle est plus séduisante encore que dans mon souvenir, cette Pauline, et je sais bien pourquoi.
— Vraiment ?
— Allons ne joue pas les modestes ! Elle est amoureuse de toi et tu le sais pertinemment. C’est pourquoi je t’approuve d’employer la technique de Napoléon : la fuite et le plus tôt sera le mieux !
On venait de franchir la grille de l’hôtel à l’intérieur duquel les femmes de ménage étaient à l’ouvrage. Aldo alla s’asseoir dans un fauteuil de la terrasse.
— Tu crois qu’elle m’aime ?
— Mais je n’en sais rien ! gronda Adalbert furieux contre lui-même. Il avait voulu adoucir le désir de séparation affiché par Aldo et il avait échoué misérablement. Écoute, poursuivit-il, si je ne savais ce que je sais, je te dirais : passe-toi l’évidente envie que tu as d’elle puis, sans respirer, saute dans le Simplon Express ! Mais…
— Ça veut dire quoi : « Si je ne savais… » ?
— … que c’est déjà fait !… Pardonne-moi mais il m’est arrivé, l’été dernier, d’écouter ce qui se passait derrière certaine porte de bibliothèque.
— Ah !
Aldo était trop désorienté pour avoir le courage de se fâcher. Il leva sur son ami un regard peiné :
— Et tu penses ?
— Qu’il faut que ce soit la dernière nuit de Casanova ! Si tu recommences, tu auras encore plus de mal à t’arracher à elle et tu ramèneras à ta femme un époux défraîchi… Va dormir à présent ! Tu es fatigué et comme moi tu as trop bu. Quelques heures de repos, une douche et tu verras les choses différemment. Si tu veux, je t’accompagnerai à Venise…
— Ça, c’est une idée !… Tant pis pour le dîner de Crawford : on ramène Tante Amélie chez elle et on part !
— Sans oublier tout de même de faire nos adieux à Lemercier !
Depuis plusieurs heures Aldo dormait de ce bon sommeil des fermes résolutions quand le téléphone sonna lui apportant la voix courtoise et précise du chef de la réception : le journaliste Michel Berthier était en bas et insistait pour être reçu.
Un coup d’œil à sa montre affichant midi lui fit admettre que l’heure était plus que convenable pour une visite :
— Priez-le d’attendre dix minutes et faites-le monter ! Envoyez-moi aussi du café très fort ! Pour deux !
Il sauta à bas de son lit, se précipita sous la douche sans attendre que l’eau chauffe, s’étrilla vigoureusement, s’arrosa de lavande anglaise et s’habilla sommairement d’un pantalon de flanelle grise, d’un chandail de même couleur sur une chemise blanche. Il achevait de se brosser les cheveux quand on frappa : précédé par un plateau de café que soutenait un serveur, Berthier fit son apparition avec une mine défaite laissant supposer qu’il n’avait pas dû dormir beaucoup la nuit précédente.
C’était inhabituel chez lui. Grand garçon d’un mètre quatre-vingts taillé comme un rugbyman, le journaliste jouissait d’une évidente bonne santé et ne cultivait pas les états d’âme. Il accepta avec empressement le fauteuil confortable et la tasse de café que Morosini lui tendait et en avala le brûlant contenu avant même que le domestique se fût retiré. Du coup, Aldo lui en versa une seconde.
— Ça n’a pas l’air d’aller très fort ? remarqua-t-il le nez dans sa propre tasse.
— Ça ne va même pas du tout ! La petite Autié a disparu !
— Comment ça disparu ?
— Envolée, volatilisée ! Il me semblait pourtant que disparu était le terme idoine ? J’explique : hier en fin d’après-midi on l’a vue rentrer chez elle et on n’a plus bougé.
— C’est qui : on ?
— Moi et mon copain Ledru, le photographe avec qui en général je fais équipe. On s’est installés dans ma voiture légèrement en retrait de la grille afin de pouvoir surveiller les allées et venues éventuelles. Je vous avoue qu’on s’est demandé un instant ce qu’on faisait là. Tout avait l’air si tranquille ! Pas un chat dehors en dépit de la douceur du temps qui incite généralement les gens à prendre le frais devant leur porte…
— C’est un quartier de petites maisons pourvues de jardins. On prend le frais chez soi !
— Vous n’y connaissez rien ! Dans mon village d’Indre-et-Loire, chacun a son jardin. N’empêche que tout le monde s’installe dehors avec des chaises ou des tabourets, histoire de se raconter les derniers potins de la journée…
Devant le geste impatient de Morosini, il poursuivit :
— J’y viens ! Donc on a pris la veille à tour de rôle. Vers minuit c’est moi qui étais de garde et j’ai entendu du bruit. Assez fort comme si quelqu’un tapait dans les murs pour accrocher des tableaux ou quelque chose dans ce genre-là. J’ai réveillé Ledru…
— Et vous êtes allés voir ?
— Sous quel prétexte ? En rentrant, la demoiselle avait fermé ses volets et aussitôt elle a allumé. D’ailleurs, au moment du vacarme c’était encore éclairé. J’ai tout de même escaladé le mur pour essayer de voir par les fentes des volets. J’ai juste aperçu les jambes de la demoiselle qui devait être assise dans un fauteuil. Jolies d’ailleurs ! Le bruit s’est arrêté à ce moment et je suis retourné à la voiture. La demoiselle a fini par éteindre et moi j’ai passé la garde à Ledru. La nuit s’est achevée sans autre incident.
Au matin on a vu la voiture du laitier. Il a sonné puis sans attendre il a posé la bouteille de lait et il est parti. La bouteille est restée là sans qu’on vienne la chercher mais on ne s’est pas inquiétés en pensant que la demoiselle dormait. Plus tard, en revanche, il y a eu le facteur. Il n’y avait pas de courrier mais un petit paquet pour lequel il devait avoir besoin d’une signature. Et lui il a sonné, sonné et resonné pendant un bon moment. Il a fini par en avoir assez, a déposé ce qui devait être un avis de passage et puis il est reparti…
« Cette fois on y va ! » m’a dit Ledru, en sortant son couteau suisse grâce auquel nous avons ouvert la grille sans trop de peine après nous être assurés qu’il n’y avait personne en vue. La porte de la maison n’a pas présenté plus de difficultés et nous sommes entrés. À l’intérieur tous les tableaux étaient par terre et certains meubles renversés. Nous avons appelé : pas de réponse ! Alors on a fait le tour et, dans une chambre qui devait être celle de la jeune fille, on a vu le lit en désordre et la fenêtre grande ouverte… elle donne comme vous le savez sans doute sur un chemin menant à un bâtiment…
— L’atelier du grand-père. Vous y êtes entrés ?
— Comme de juste mais il n’y avait rien d’intéressant à l’exception d’une espèce d’autel avec dessus un torse de femme nue qu’on a trouvé bizarre. Les chandelles qui sont devant ont dû servir dans la nuit : ça empestait la cire refroidie. Après on a fouillé le jardin mais nulle part on n’a trouvé trace de la demoiselle. Ledru voulait aller à la police mais comme c’est vous qui m’avez envoyé j’ai préféré venir vous voir…
— Vous avez eu raison, dit Aldo songeur. Vous avez vraiment tout examiné ?
— Pour ça, on peut nous faire confiance. Tout a été passé au peigne fin et on a pratiquement acquis la certitude que votre protégée est partie en chemise de nuit et en pantoufles. On a retrouvé ses vêtements d’hier et, dans son armoire aucun cintre n’était inoccupé. Et si vous ajoutez ceci…
D’un morceau de papier plié dans sa poche Berthier sortit un large tampon de coton auquel s’attachait encore une odeur de chloroforme.