Un coup de téléphone à la banque Kledermann lui ayant appris que son beau-père, souffrant, restait chez lui depuis quelques jours le précipita dans un taxi sans prendre la peine d’annoncer sa visite. C’était contraire aux normes de la politesse mais il tenait à juger par lui-même de l’état réel du banquier sans lui laisser le temps de recourir à une mise en scène et à des artifices. En effet, depuis la mort tragique de sa femme, dont il ne se remettait pas, le père de Lisa, bâti à chaux et à sable cependant, semblait accumuler les accidents de santé plus ou moins graves. Cela n’avait rien d’étonnant : Dianora, la blonde Danoise, avait été d’une foudroyante beauté capable d’inspirer une passion même à un homme aussi froid et distant que Moritz Kledermann{10}.
Aldo en savait quelque chose. Avant la Grande Guerre, il avait rencontré Dianora à une fête de Noël dans un palais vénitien. Elle était alors âgée de vingt-trois ans et déjà veuve du comte Vendramini, un vague cousin de Morosini. Celui-ci avait été littéralement ébloui : elle ressemblait à une fée des contes nordiques. Tellement blonde et charmeuse, elle évoquait une fleur saisie par les frimas, le plus pur de ces diamants qui la faisaient scintiller, mais sous le givre de cette statue coulait un sang aussi ardent que celui d’Aldo. Le soir même elle devenait sa maîtresse. Une maîtresse passionnément aimée à laquelle il pensait que rien, jamais, ne pourrait l’arracher. Ce ne fut pas rien, ce fut la guerre. Dès la déclaration, Dianora, refusant de devenir princesse Morosini et peut-être veuve, était repartie pour son Danemark natal. Ils s’étaient dit adieu au bord d’une route de Lombardie avec une froideur et une lucidité d’esprit de la part de la jeune femme dont Aldo avait cru ne jamais se remettre.
Pourtant il s’en était guéri plus vite qu’il ne le pensait et quand il l’avait revue, quelques années plus tard, elle avait épousé Moritz Kledermann et elle était devenue la belle-mère de Lisa. Sa mort sous des balles meurtrières au soir de ses trente ans l’avait empêchée aussi de devenir celle d’Aldo. Ce qui eût été un comble ! Mais elle avait emporté avec elle le secret de leurs amours dont ni le banquier ni sa fille n’avaient rien su…
Lorsqu’il arriva devant ce que l’on appelait le « palais Kledermann » – il avait des dimensions presque doubles du sien propre – Aldo était partagé entre son inquiétude sur la santé de son beau-père et l’espoir que Lisa s’y trouverait encore. Il fut déçu, hélas !
— Madame la princesse nous a quittés la semaine dernière, lui expliqua Gruber, le solennel maître d’hôtel. La consultation du professeur Glanzer l’a complètement rassurée et elle a rejoint Mme la comtesse von Adlerstein à Rudolfskrone…
— La santé de son père ne l’a pas retenue ?
— Monsieur n’était pas souffrant quand elle est partie… ou tout au moins n’en donnait pas l’impression.
Une fêlure dans la voix cérémonieuse alerta Aldo.
— Voulez-vous dire qu’il était déjà malade et s’est arrangé pour qu’elle l’ignore ?
— C’est cela même ! Monsieur s’entend à donner le change et refuse d’inquiéter si peu que ce soit Madame la princesse mais tous ici nous savons que son mal progresse et que, bientôt peut-être, il deviendra difficile de le cacher.
— C’est si grave ?
— Je le crains, Excellence ! Monsieur refuse d’y faire seulement allusion. Quant à confesser le docteur Ackermann, son médecin, autant s’adresser à un mur.
— Est-ce qu’il se soigne, au moins ? demanda Morosini dont l’inquiétude grandissait.
— Sans aucun doute. Il n’est pas homme à se laisser abattre sans lutter, surtout pour sa fille et ses petits-enfants qu’il adore. Cependant, depuis la mort de Madame, quelque chose s’est cassé en lui. Mais je retiens Monsieur le prince et le prie de m’excuser. Je vais l’annoncer…
Aldo trouva son beau-père dans son cabinet de travail, vaste pièce donnant sur les jardins et le lac, magnifique et sobre à la fois, dont il savait que les bibliothèques dissimulaient l’entrée de la chambre forte où reposait la collection de joyaux. Assis à son bureau, le banquier lisait les cours de la Bourse mais jeta son journal pour venir au-devant de son gendre dont il serra la main avec une fermeté pleine de chaleur :
— Voilà un plaisir inattendu, dit-il avec un de ses lents et rares sourires qui conféraient tant de charme à ses traits austères. Savez-vous que vous manquez Lisa de peu ? Elle était encore ici il y a trois jours avec les enfants !
— Vous m’en voyez désolé. Était-elle rassurée pour Marco ?
— Entièrement ! Je vous avoue d’ailleurs ne pas comprendre le souci qu’elle se fait pour ce gamin : il éclate de santé. Glanzer lui a presque ri au nez quand elle s’est rendue chez lui avec le bébé ! Mais cela lui ressemble assez : Lisa est la fille des coups de cœur. Rappelez-vous celui qu’elle a eu pour Venise et pour vous…
— Je crains qu’il ne lui passe. Mon fils règne sur elle et je ne suis plus que prince consort. Elle n’a rien voulu entendre pour m’accompagner à Versailles.
Le banquier se mit à rire si spontanément qu’Aldo en oublia un instant les craintes qu’il inspirait à son entourage. D’autant que, toujours aussi sobrement élégant, il n’y avait aucun signe, dans sa haute et mince silhouette, qui pût inspirer la crainte.
— Rassurez-vous, elle vous aime. Seulement vous n’avez pas la priorité en ce moment… Cela dit et, à propos de Versailles, j’ai appris qu’il s’y passait d’étranges événements ? Des meurtres à répétition si j’ai bien compris ?
— Oh, vous avez fort bien compris ! soupira Aldo en se laissant aller dans le profond fauteuil de cuir qu’on lui offrait. Le malheur est que le nombre des visiteurs augmente avec celui des cadavres. Nous sommes en train de ramasser une fortune pour Trianon et la fête que nous avons prévue mais réduite à l’essentiel s’est passée sans anicroches. Un vrai rêve ! Le réveil n’en a été que plus rude…
— Encore un mort ?
— Non. Cette fois c’est un enlèvement… et c’est aussi la raison de ma présence ce matin. Mais il faut que je vous explique.
Avec le plus de concision possible, Aldo retraça la suite d’événements tragiques dont Versailles était le théâtre. Tout en parlant, il sentait une angoisse monter en lui. Les confidences du maître d’hôtel rendaient sa mission singulièrement délicate. Il n’est jamais facile d’annoncer à un collectionneur qu’il va perdre une pièce importante. C’est un peu comme si on lui prélevait un morceau de chair mais quand, en plus, ledit collectionneur est un ami gravement malade, cela touche à la cruauté. Il eût beau faire de son mieux pour adoucir la pilule, il fallut quand même en venir à la présenter :
— En échange de la vie de Mlle Autié, ce criminel exige que lui soient remis mes « girandoles » et vos bracelets. Pour ce faire, il nous a accordé cinq jours après quoi, la pauvre fille pourrait perdre un doigt, une oreille…
— Inutile d’en dire plus, Aldo ! Que comptez-vous faire ?
— Céder, bien sûr !
— Alors qu’est-ce qui peut vous laisser supposer que je sois bâti d’une autre substance que vous ?
— Rien. Je sais quel homme vous êtes, Moritz ! Cependant, il m’était impossible de prendre une décision sans votre accord. Et ne me dites pas que je pouvais téléphoner. J’ai préféré venir vous voir !