— Ce qui est à moi est à moi !… Ce qui est à moi est à moi… ce qui est à moi est à moi…
Tout en répétant cette phrase la voix s’affaiblissait, s’éloignait…
— Madame ! implora Crawford, Madame ! Par pitié, restez !… Rappelez-la, Frédéric !… Jouez ! Jouez ce qu’elle aime !
L’harmonium soupira les notes mélancoliques de « Plaisir d’amour » mais ce fut en vain. La tête de Léonora était retombée sur sa poitrine cependant que ses mains glissaient le long du fauteuil. Elle semblait évanouie mais respirait bruyamment.
— Vous êtes sûr qu’elle n’a pas besoin d’aide ? hasarda Clothilde de Malden. Elle est vraiment pâle ?
C’était aussi l’avis de Crawford : il se levait pour se pencher sur sa femme dont il prit le visage entre ses mains en murmurant des paroles incompréhensibles. Mais Léonora restait inerte :
— Il faut pourtant que je la réveille ! Cela risque de devenir dangereux. Léonora ! Léonora ! Réveillez-vous !… M’entendez-vous !
Pas de réponse.
— Mon Dieu ! Il faut faire quelque chose ! Frédéric ! Venez m’aider à l’étendre !
Et soudain tout se déclencha. Les yeux toujours clos, Léonora se mit à se tordre dans son fauteuil comme si elle était en proie à une vive douleur. Ses mains affolées cherchaient à repousser quelque chose d’horrible, d’étouffant. Un véritable hurlement de terreur s’échappa de sa bouche distendue :
— Pas ça !… Par pitié, pas ça !… Je ne voulais pas !… Pardon ! Pitié !
Ses yeux s’ouvrirent, plein d’une indicible frayeur et le hurlement devint strident. Affolé, Crawford semblait ne plus savoir que faire. On vit alors s’avancer le secrétaire. Sèchement, par deux fois, il gifla Léonora.
— Vous êtes fou ! clama l’époux en se jetant sur le jeune homme pour lui arracher sa femme. Vous allez la tuer, imbécile !
— Non ! Il faut la ramener sur terre !… Tenez ! Elle se calme !
En effet, Léonora non seulement cessait de crier mais glissait à terre. Frédéric s’agenouilla près d’elle tandis que le mari hurlait qu’elle était morte.
— Non. Évanouie ! Il faut la monter dans sa chambre pour qu’elle se repose. La tension a été trop forte !
Joignant le geste à la parole, il souleva la jeune femme qu’il emporta hors de la pièce. Lady Mendl s’élança derrière lui :
— Je vais l’aider. Je suis aussi infirmière diplômée !
Tandis qu’ils disparaissaient, les autres se groupèrent autour de la chaise sur laquelle Crawford venait de se laisser tomber en donnant tous les signes du désespoir. Mme de La Begassière se pencha pour lui prodiguer de bonnes paroles mais il n’eut même pas l’air de s’apercevoir de sa présence. Il se releva si brusquement qu’il faillit la renverser et se mit à arpenter la pièce aussi vite que le permettait sa boiterie en répétant :
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui n’a pas marché !… Pour la première fois « elle » a répondu à mon appel…
Aldo le prit par le bras pour arrêter cette agitation :
— Calmez-vous, sir Quentin ! Je pense que vous devriez être satisfait si, comme vous le dites, « elle » a répondu ce soir à votre appel. Vous aviez déjà essayé ?
— Oh oui !… Léonora a déjà capté nombre de gens de son entourage mais Elle !… C’était merveilleux… et puis tout s’est brisé. Je ne comprends pas ! Je ne comprends vraiment pas.
— Mon cher, intervint le général, quand on touche à ce genre de choses il faut s’attendre à des déboires. Quelquefois pire encore !
— Croyez-le ou ne le croyez pas, je sais ce que je fais !
— En tout cas, intervint la voix acidulée de Clothilde de Malden, il me semble que vous devriez vous soucier plutôt de l’état de votre femme. Elle n’avait pas l’air d’être en pleine forme…
Mais il balaya l’objection du geste qu’il aurait eu pour chasser une mouche
— Oh ! Ce n’est rien ! Dans un moment elle va se trouver mieux et même elle aura tout oublié… C’est cela un vrai médium : les grandes pertes de substance qu’il subit durant la transe l’amènent parfois à une… crise qui peut être douloureuse mais qui d’un autre côté, semble le régénérer… Elle va redescendre aussi fraîche et souriante qu’au début de la soirée…
— À propos de soirée, émit le professeur, je croyais qu’on nous avait invités à dîner, c’est vrai ou pas ?
Ce prosaïsme éteignit net la fièvre qui s’était emparée de l’Écossais. Son regard soudain souriant fit le tour de ses invités :
— Tout à fait vrai, mon cher ami, et nous allons passer à table dans un instant. Je vous demande pardon d’avoir donné la priorité à l’esprit. Cela tient à ce que le médium doit être à jeun depuis plusieurs heures mais le dîner nous attend !
Il frappa dans ses mains. Deux serviteurs tirèrent les rideaux de velours puis l’un d’eux, après s’être incliné, les précéda à travers le grand salon jusqu’à une double porte qu’il ouvrit devant eux, découvrant en même temps une longue table où deux chandeliers de vermeil chargés de bougies faisaient briller les cristaux et les couverts…
D’un geste spontané, Clothilde de Malden vint prendre le bras d’Aldo :
— Foin du protocole ! s’écria-t-elle gaiement. Je vous choisis pour cavalier, mon cher prince ! Puis tandis qu’ils sortaient de la loggia, elle ajouta, beaucoup plus bas, « Curieux, cette histoire de jeûne ! Vous je ne sais pas mais moi j’ai toujours entendu dire que pour être valable un médium devait être vierge ? Et je ne voyais pas Léonora sous cet aspect…
— Moi non plus, mais ils ne le savent peut-être pas ici ?
— Pas plus qu’ils n’ont l’air de connaître les règles de la bienséance.
Puis, élevant le ton, la jeune femme demanda :
— À défaut de la maîtresse de maison, ne devrions-nous pas attendre lady Mendl ajouta-t-elle à l’adresse de son hôte. Qui rougit :
— Vous avez raison. Je l’envoie chercher…
Mais elle apparut à cet instant précis, escortée de Baldwin jusqu’à sa place, à la gauche du maître de maison à l’oreille duquel le jeune homme murmura quelque chose avant de se retirer. Crawford arbora aussitôt un large sourire :
— Tout va bien ! proclama-t-il. Léonora s’est endormie et sa femme de chambre va rester auprès d’elle. Songeons à nous et recevez encore toutes mes excuses !…
Le dîner tant attendu fut parfait. Les Crawford avaient une excellente cuisinière et Quentin savait choisir ses vins. La plus aimable convivialité régna alors autour de la table. Sentant qu’elle était nécessaire, Aldo en prit sa part en racontant des histoires tournant autour des joyaux célèbres, se renvoyant la balle avec Crawford, s’efforçant d’attirer l’attention sur lui afin de la détourner d’Elsie Mendl, très silencieuse depuis qu’elle était redescendue et dont le sourire poli n’était dû – il l’aurait juré ! – qu’à sa parfaite maîtrise des obligations mondaines. Elle était assise presque en face de lui et leurs regards se croisèrent à plusieurs reprises.
Aussi quand on en eut fini avec le café, les liqueurs et les cigares que l’on retourna prendre au salon, s’approcha-t-il d’elle :
— Vous êtes venue en voiture, lady Elsie ?
— Bien sûr. Voulez-vous que je vous ramène ?
— J’en serai ravi. Le chauffeur de ma tante m’a déposé mais, étant donné son âge, je n’ai pas voulu qu’il m’attende, pensant que quelqu’un aurait la charité de me prendre en charge.
Malden et Vernois protestèrent de leur bonne volonté qu’Aldo remercia d’un sourire :
— Je n’en ai jamais douté, messieurs, mais je vous avoue que je subis, ce soir, le charme de lady Elsie. Ne me privez pas d’un instant si aimable !…