C’était la liste des membres de l’association. Elle se composait d’environ soixante-dix adhérents dont les noms n’évoquaient pas grand-chose pour Aldo, à l’exception du défunt marquis des Aubiers que le professeur n’avait pas eu le temps de rayer des effectifs. En revanche un nom était souligné : celui d’un certain Sylvain Delaunay.
— C’est toi qui as souligné ce nom ou il l’était sur l’original ? demanda Aldo.
— C’est moi, oui. Ça ne te dit rien ?
— Peut-être… Laisse-moi chercher !
— Pas la peine : c’est celui du cousin de Caroline. Tu sais, celui dont, au début de nos relations, elle ignorait ce qu’il avait pu devenir et qui, cependant, lui écrit de si belles lettres de Buenos Aires d’où elles n’ont jamais été envoyées. Si tu l’as oublié, c’est inquiétant : tu fatigues !
— Je n’ai pas oublié ! En outre, il y a une adresse : 10, rue de la Bonne Aventure ! C’est plus qu’une adresse c’est tout un programme ! On pourrait y aller voir ?
— C’est fait. Je m’y suis rendu en sortant de chez Ponant-Saint-Germain. J’ai trouvé une maison en ruine. Visiblement à la suite d’un incendie…
— En ce cas il faut interroger le vieux fou.
— Sous quel prétexte ? En lui disant que j’ai été explorer sa tanière en son absence ?
— Non, évidemment ! Mais on pourrait en charger Plan-Crépin puisqu’elle fait partie de la bande à présent ? Tu as vu, son nom est le dernier inscrit. Et ce Delaunay n’est pas rayé. Donc…
— … donc on s’en occupera demain ! Toi, je ne sais pas mais moi j’ai sommeil ! Bonne nuit !
Et, bâillant à s’en décrocher la mâchoire, Adalbert abandonna Aldo à ses réflexions. Elles l’occupèrent si bien qu’il y passa le reste de la nuit et ce fut seulement vers cinq heures du matin qu’il réussit à se plonger dans un sommeil peuplé de cauchemars absurdes d’où il sortit en sursaut et trempé de sueur quand on frappa à sa porte : un groom était derrière avec un message sur un petit plateau d’argent :
— Un pli urgent pour Son Excellence, annonça-t-il. Un agent en vélo vient de l’apporter !
C’était, en effet, une lettre du commissaire Lemercier. Ou plutôt – vu le style ! – une convocation. Morosini était prié de se présenter au Petit Trianon à huit heures et demie du soir muni du laissez-passer joint. D’autres instructions suivaient mais pas la moindre formule de politesse. Un art dans lequel Lemercier avait beaucoup à apprendre.
Morosini en conclut que le commissaire avait reçu des nouvelles du ravisseur et qu’il allait devoir délivrer en son nom et en celui de Kledermann l’autorisation officielle de disposer de leurs joyaux. Il devait venir seul et, en outre, garder un silence absolu sur ce rendez-vous même vis-à-vis des membres du Comité.
— Je me demande, grogna Adalbert si quelques-uns dudit comité n’en savent pas plus long que nous sur le sujet ?
— Tu penses à Crawford ?
— Bien entendu. Ton dîner d’hier soir me donne l’impression d’une comédie savamment réglée afin de persuader les autres de l’innocence du bonhomme.
— Tu oublies le malaise de Léonora. Ce n’était pas du théâtre, crois-moi !
— Possible qu’un accident se soit produit, c’est même certain. Sans cela lady Mendl n’aurait pas pu explorer la salle de bains. De toute façon cette histoire est de moins en moins claire…
À huit heures un quart, Aldo, en smoking et cigarette aux doigts, sortait de l’hôtel où le service du dîner battait son plein et, du pas d’un flâneur qui s’en va respirer l’air frais avant de se rendre à quelque soirée, franchissait discrètement la grille de la Reine qui céda sous sa main et qu’il referma sans bruit. Après quoi, sous l’abri des arbres il se dirigea vers les Trianons. Respectant les instructions reçues, il avait annoncé à Tante Amélie et à Marie-Angéline qu’il allait souper en tête à tête avec lady Mendl. Ne se doutant de rien, elles y consentirent d’autant plus volontiers qu’Adalbert restait avec elles.
Cette promenade solitaire à travers le parc désert auquel les ombres bleues du soir rendaient son mystère n’avait rien de déplaisant. Aldo aimait trop se plonger dans le passé pour ne pas l’apprécier même s’il s’étonnait d’avoir été convoqué seul. Selon lui, il eût été normal que deux ou trois membres du Comité fussent présents à ce qui ne pouvait être que la remise des joyaux à Lemercier. Mais jusqu’à ce qu’il atteigne la cour d’honneur il ne rencontra personne. Pas même un garde ou un simple policier. Le premier qu’il aperçut patientait sagement au volant d’une voiture noire rangée près de l’entrée du petit château.
Le second faisait les cent pas dans le vestibule éclairé par la lanterne de bronze doré pendue au plafond. Il s’approcha d’Aldo :
— Vous êtes M. Morosini ?
Pour unique réponse Aldo montra son laissez-passer.
— Montez ! Vous êtes attendu dans le boudoir.
Aldo gravit donc l’escalier de marbre, traversa non sans une bizarre émotion les salles à peine éclairées emplies des souvenirs de la Reine où les mannequins portant ses robes et leurs ombres faisaient naître une vie irréelle. Instinctivement il étouffa le bruit de ses pas, peut-être afin de percevoir d’autres échos. Crawford ne prétendait-il pas que Trianon était hanté ? Pour sa part, Aldo n’était pas loin d’être de son avis.
Comme annoncé, il trouva Lemercier assis près de la vitrine à présent à moitié vide. Les glaces que Marie-Antoinette avait fait poser pour isoler sa pièce de prédilection étaient relevées renvoyant à l’infini l’image des deux hommes et celle des quelques meubles.
— Vous êtes ponctuel !
— Pas de quoi s’extasier : c’est chez moi une seconde nature. Où sont les autres ?
— Quels autres ?
— Ceux du Comité : Crawford, Malden, Vernois. Il était normal qu’ils assistent à la remise des bijoux entre vos mains…
— Je les ai déjà, répondit le commissaire en désignant une serviette de maroquin posée sur une console. Si vous voulez vérifier !
Sans répondre Aldo fit jouer la serrure et sortit deux écrins usagés en cuir bleu frappés du monogramme de la Reine qu’il connaissait, mais aussi un troisième nettement plus neuf, qu’il ouvrit avec une exclamation de mécontentement :
— Qu’est-ce que ça signifie ? C’est le collier appartenant à la comtesse Huntington qui était avec eux dans la vitrine et il n’en a jamais été question.
— Si. Je ne vous l’ai pas dit mais j’ai reçu un autre message du ravisseur demandant qu’on le joigne au reste pendant qu’on y était.
— Et vous avez l’accord de la propriétaire ?
Lemercier qui n’avait déjà pas l’air tellement à son aise, fit une affreuse grimace :
— Euh… non ! J’ai bien essayé de l’appeler au téléphone mais elle était allée rejoindre sa fille aux Indes jusqu’à la fin de l’année.
— Il fallait demander son adresse, télégraphier ! Les Indes c’est peut-être le bout du monde mais les Anglais les ont tout de même équipées de moyens modernes…
— Je l’ai fait aussi et je n’ai pas eu de réponse. J’ai même essayé par l’ambassade. Toujours rien ! Or le temps jouait contre nous : il était nécessaire que je me décide puisque l’ultimatum s’achève ce soir. Évidemment, nous allons faire notre maximum pour arrêter ce démon le plus rapidement possible afin de récupérer les joyaux, mais en attendant vous allez remettre les trois écrins…
— Moi ? Mais qu’est-ce que je viens faire là-dedans ? Je vous ai autorisé à disposer de mes bijoux et de ceux de mon beau-père. Il me semble que c’est suffisant ?
— Je l’ai cru… jusqu’à ce que je reçoive les dernières instructions : c’est vous et vous seul qui avez été désigné pour opérer l’échange entre Mlle Autié et les joyaux. Une voiture vous attend à la porte Saint-Antoine… Je suis désolé mais on ne peut faire autrement !