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— Je vais en sortir en loques et couvert de bleus, sans compter l’odeur ! grogna-t-il après qu’un pot, posé sans doute sur un autre, fut tombé sur l’une de ses jambes. Par chance il ne devait pas être plein ce qui rendit le contact moins douloureux. « J’espère que pour ramener Caroline ils me trouveront autre chose… »

Heureusement, on atteignit bientôt une route asphaltée sur laquelle l’engin roula sans trop de sursauts. Aldo en profita pour s’établir de façon moins aléatoire dans le coin le plus éloigné de la porte, les genoux remontés, les pieds calés sur une échelle et la précieuse serviette serrée contre son estomac.

On roula ainsi un temps qui lui parut affreusement long. Beaucoup plus d’une heure certainement avant de retrouver ce qui devait être un autre chemin vicinal si l’on en jugeait par les bonds des pots de peinture !… Enfin, tout se calma et la camionnette s’arrêta. Les portes s’ouvrirent et la lumière violente d’une puissante lampe électrique arriva dans les yeux de Morosini qu’elle aveugla.

— Descendez ! ordonna une voix rude qu’il n’avait pas encore entendue. Et d’abord donnez-moi les bijoux !

Une main gantée de cuir sortit du flot de lumière. Aldo y accrocha la poignée de la serviette tout en se traînant sur les fesses pour sortir de la guimbarde.

— Ça vous ennuierait d’éteindre votre phare ? vous m’aveuglez !

— Mais comment donc !

La lampe s’éteignit mais Aldo n’eut pas le loisir de goûter l’obscurité revenue. Un objet lourd le frappa brutalement à la nuque l’envoyant dans des ténèbres plus profondes que n’était la nuit…

En regagnant son bureau après avoir lancé Aldo dans l’aventure, Lemercier trouva un comité d’accueil inattendu composé d’Adalbert, de Crawford, d’Olivier de Malden et du général de Vernois, et il fut vite évident que l’humeur n’était pas à la jovialité… Fidèle à une tactique éprouvée depuis longtemps, Lemercier attaqua d’emblée :

— Qu’est-ce qui me vaut votre présence ? Vous vous donnez rendez-vous chez moi à présent ?

— Nous ne nous sommes pas concertés. Nous sommes seulement arrivés au même moment, expliqua Adalbert.

— Et vous voulez quoi ?

— Des explications ! gronda Quentin Crawford. C’est ce soir qu’expire l’ultimatum du ravisseur et vous n’avez convoqué que le prince Morosini alors que nous étions en droit d’espérer être au moins informés !

— Parce que vous appartenez au Comité ? Sachez, mon cher monsieur, que si je ne l’ai pas fait c’est uniquement pour obéir aux ordres que j’ai reçus par téléphone à la fin de l’après-midi. Seul Morosini, propriétaire d’un des joyaux et mandataire de son beau-père, devait me rejoindre au Petit Trianon pour les recevoir de ma main et se rendre au rendez-vous fixé par ce bandit. Et aucun de vous ne devait être averti…

— C’est lui qui va procéder à l’échange ? fulmina Adalbert. Et seul ?

— Qu’est-ce que vous croyez ? Que le ravisseur allait vous faire venir tous en chemise et la corde au cou comme les bourgeois de Calais, en portant les parures sur un coussin ? aboya le policier visiblement enchanté d’avoir une aussi bonne occasion de se mettre en colère. Je ne suis pas à vos ordres, que je sache ! Alors, laissez-moi faire mon métier comme je l’entends !

— Nul ne songe à vous en empêcher, répliqua Malden d’un ton conciliant, mais admettez au moins que nous soyons inquiets… Comment l’échange devait-il se faire ?

Il était difficile au commissaire de ne pas s’expliquer. Il s’exécuta mais avec une mauvaise grâce qui n’allégea pas l’inquiétude de ses visiteurs.

— À quelle heure Morosini est-il parti ? demanda Crawford.

— Il devait être un peu plus de neuf heures quand il a pris le volant de la voiture.

— Ce qui fait environ deux heures, dit Adalbert en consultant sa montre… Reste à savoir s’il allait loin ou pas ? Vous dites que la carte indiquait une croisée de chemins ?

— J’y ai envoyé immédiatement l’inspecteur Bon mais il n’a rien trouvé.

— Qu’est-ce que vous attendiez ? Vous deviez penser que le vrai rendez-vous aurait lieu ailleurs. Avez-vous pu voir, au moins l’immatriculation de la Citroën ?

— Mais vous me prenez pour un débutant, brailla Lemercier. Je sais à qui elle appartient et vous allez rire…

— Ça m’étonnerait !

— À votre présidente : cette aimable Mme de La Begassière ? Vous êtes content ?

— Très ! soupira Malden, lugubre. Autrement dit il ne nous reste plus qu’à attendre…

— Alors, faites-moi le plaisir d’aller patienter ailleurs ! Vous m’encombrez ! Je vous préviendrai quand il y aura du nouveau.

— Allons chez moi ! proposa Malden. C’est le plus près et, comme personne ce soir n’a envie de dormir et que nous sommes quatre, je propose un bridge. Cela aura l’avantage de nous occuper l’esprit…

La moue dubitative d’Adalbert indiqua qu’il n’y croyait guère mais c’était mieux que tourner en rond dans sa chambre. Il fallait seulement espérer que la partie serait interrompue rapidement. Il suivit donc les autres, se contentant d’appeler au téléphone le Trianon Palace afin que l’on délivre un message à Mlle du Plan-Crépin, lui demandant d’appeler elle-même chez les Malden pour qu’il puisse lui donner les dernières nouvelles à partager avec Mme de Sommières, mais à doses homéopathiques : la nuit risquait d’être longue et il était préférable de n’inquiéter la vieille dame qu’en cas d’absolue nécessité.

Par la suite, Adalbert devait se souvenir de cette séance de bridge comme d’une sorte de cauchemar. Jamais il n’avait joué aussi mal alors qu’en temps habituel il était d’une assez jolie force. Il perdit tout ce qu’il voulut et s’en excusa auprès de ses différents partenaires. Le plus malmené fut Crawford : tant qu’il eut l’Écossais en face de lui, Adalbert lutta contre l’envie de lui demander ce que faisait l’une des fameuses larmes de Marie-Antoinette dans la boîte à coton hydrophile de sa femme. Seule l’idée qu’il n’en savait peut-être pas plus que lui sur la question le retint mais la tentation était grande. À mesure que le temps passait à l’élégante horloge de parquet – souvenir du palais qui avait dû connaître les soins de l’industrieux Caron de Beaumarchais –, son énervement montait au diapason de son angoisse. Finalement il n’y tint plus : jetant ses cartes, il se leva et se mit à marcher dans la pièce avec agitation :

— Veuillez m’excuser tous ! exhala-t-il avec la fumée de la cigarette qu’il venait d’allumer, vous avez dû vous apercevoir que je ne suis bon à rien ce soir !

— Vous voulez dire ce matin ? fit Olivier de Malden en allant tirer les rideaux sur la plus radieuse des aurores. Il est cinq heures, messieurs. Quant à votre qualité de jeu, mon cher ami, elle a été moins mauvaise que vous ne le pensez pour la bonne raison que, tous, nous avons joué en dépit du bon sens. On ne va pas faire les comptes parce que je ne suis même pas certain que nous ayons joué au bridge. C’était du n’importe quoi ! Ah, Clothilde ! ajouta-t-il à l’adresse de sa femme qui entrait suivie d’un valet porteur d’un substantiel petit déjeuner, vous pensez toujours à tout ! Même que nous avons besoin de réconfort. Mais comment êtes-vous debout à pareille heure ?

— Simplement parce que je ne me suis pas couchée, répondit-elle en étalant une nappe blanche sur la table de bridge. Il était temps de vous apporter quelque chose de plus consistant que le contenu de ces bouteilles, ajouta-t-elle en désignant le cabaret aux verres anciens posé sur une console et dont les deux flacons s’étaient vidés au fil des heures. J’avais pensé à vous servir une soupe à l’oignon mais il y avait là un côté festif peu en rapport avec ce que vous vivez. Alors, café au lait ou chocolat ? Choisissez ! À présent je vous laisse !