Le policier n’y étant pas quand on le fit entrer, Adalbert se demanda un instant si c’était bien lui qu’il allait voir mais trois détails le rassurèrent : le tapis aux couleurs chaudes recouvrant le parquet – ciré cette fois ! –, la photographie du commissaire Langevin auquel Langlois vouait une sorte de vénération et le petit vase plein de bleuets et de giroflées posé sur un coin du solide bureau ministre, fonctionnel mais sans grâce. Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que l’occupant des lieux entrait en coup de vent. Admirablement habillé selon son habitude – prince-de-galles gris et cravate assortie au bleuet de la boutonnière ! – Langlois visiblement préoccupé tendit à son visiteur une main soignée avant de lui désigner un siège :
— Vous arrivez de Versailles et les nouvelles ne sont pas bonnes, déclara-t-il d’entrée de jeu.
— C’est le moins qu’on puisse dire : Morosini a disparu et votre Lemercier l’accuse de vol en attendant de lui coller un meurtre sur le dos. C’est un cas celui-là !
— Calmez-vous d’abord ! Il est évident que vous êtes en rogne. Et notez au passage que ce n’est pas « mon » Lemercier. Maintenant, racontez en essayant d’être aussi clair et précis que possible !
— On va essayer… Vous êtes au courant du premier meurtre puisque nous nous sommes rencontrés chez Mme de Sommières ?
— Et des autres aussi. Dites-vous que ce qui se passe là-bas est trop grave pour que Paris s’en désintéresse.
— C’est déjà une bonne chose ! Où voulez-vous que je commence alors ?
— À l’enlèvement de Mlle Autié…
— Je vois. Et le marquis des Aubiers ?…
Constatant que Langlois fronçait le sourcil avec un signe de dénégation, Adalbert raconta l’accident du marquis, sa propre visite nocturne chez Ponant-Saint-Germain, la découverte de l’extrait du journal de Léonard, la soirée chez Crawford et ce qui s’était ensuivi. Enfin la disparition d’Aldo et sa dramatique conséquence à laquelle il apporta un corollaire personnel :
— Je vous jure que je tiendrai parole. Si Morosini n’est pas retrouvé vivant, Lemercier prendra la raclée de sa vie, dussé-je la payer par de la prison.
— Je ne pense pas que vous y trouveriez une grande consolation. Pour ma part, j’en serais sincèrement désolé. L’ennui c’est qu’officiellement je n’ai pas le droit d’intervenir dans les affaires de la police de Versailles…
— Comment faites-vous dans ce cas pour être si bien renseigné ?
Pour la première fois un faible sourire étira les lèvres minces du policier :
— Depuis l’inauguration de cette damnée exposition, je me suis arrangé pour y avoir des yeux et des oreilles. Malheureusement, leur propriétaire légitime n’a pas le don d’ubiquité et ce que vous venez de m’apprendre arrive à point pour éclairer ma lanterne. Vous n’avez pas parlé à Lemercier de la feuille de papier trouvée chez Mlle Autié ni de la découverte de lady Mendl ?
— Pour qu’il nous arrête tous les deux ? Moi pour effraction nocturne et elle pour avoir fouillé la propriété d’autrui ? Je ne suis pas fou !
Langlois ne put s’empêcher de rire :
— En dépit du risque… réel, vous auriez dû, tout de même. Je répète ce que vous avez entendu chez la marquise : c’est un excellent policier en dépit d’un caractère épouvantable et de cette manie qu’il a de prendre les gens en grippe !
— Après ce qui s’est passé entre nous vous voulez que j’aille lui déballer mon histoire ?
— Plus maintenant ! Cela dit, rentrez à Versailles et faites de votre mieux pour retrouver les traces de Morosini. De mon côté, je vais m’y rendre cet après-midi afin d’essayer de remettre en place les idées de Lemercier. Étant donné l’amplitude que prend l’affaire il est normal que Paris y mette son nez. Mais je ne dirai pas que je vous ai vu.
Sur une dernière poignée de main, les deux hommes se séparèrent. Adalbert reprit sa voiture, passa chez lui rue Jouffroy afin de bavarder un moment avec Théobald, son admirable homme à tout faire.
Celui-ci était justement en train de mitonner un sauté d’agneau auquel il donnait des soins mélancoliques mais attentifs : c’est tellement triste de cuisiner pour soi seul ! Mais perfectionniste, Théobald, même au fond de la douleur, était incapable de se nourrir d’un sandwich et d’une feuille de laitue mangés sur un coin de table. L’arrivée de son maître le revigora :
— Ah, Monsieur nous revient enfin !
— Pas de fol espoir, Théobald, je ne fais que passer prendre mon courrier et voir s’il y a du nouveau. Puis reniflant à la manière d’un chien qui lève une piste : Ça sent rudement bon ? Tu attends du monde ?
— Non… sauf si Monsieur voulait me faire l’honneur… et l’infini plaisir de déjeuner ici. Je pourrais ajouter des œufs brouillés aux champignons, une salade et une compote de pêches à la cannelle que j’ai faite hier.
— Oh, ma foi, oui ! Ma maison me manque, tu sais ? Et toi aussi, mais je ne peux pas quitter Versailles en ce moment : les choses y vont de mal en pis. Quant à la cuisine de l’hôtel, même excellente, elle finit par lasser…
— En ce cas je vais mettre le couvert ! Oh, que je suis heureux !
— Laisse la salle à manger tranquille ! On va déjeuner dans la cuisine ensemble ! J’en ai pas mal à te raconter…
Venant après la promesse de Langlois et accompagné d’une bouteille de son bordeaux préféré, ce fut pour Adalbert un réel moment de détente. Sa maison ne lui était jamais apparue aussi agréable. S’il n’y avait eu cette affreuse histoire de la disparition d’Aldo, il se fût glissé dans ses pantoufles avec béatitude et réinstallé dans son vieux fauteuil de bureau en cuir noir pour s’y pencher tendrement sur la découverte récente d’un tombeau royal en haute Égypte qui le passionnait.
Il en était à se demander si, finalement, il ne pourrait pas emporter le dossier au Trianon Palace afin de l’étudier à ses rares moments perdus quand le téléphone sonna dans l’antichambre. Presque aussitôt Théobald se matérialisa :
— C’est Mrs Belmont, annonça-t-il. Que dois-je lui dire ?
— Rien. Passe-la-moi !
Décidément, cette journée était à marquer d’une pierre blanche puisque Pauline l’appelait ! En fait, la jeune femme était inquiète. Croyant Mme de Sommières rentrée, elle avait voulu déposer sa carte de visite rue Alfred de Vigny mais on lui avait dit que Mme la marquise séjournait encore à Versailles. Aussi s’inquiétait-elle : la vieille dame n’était pas malade au moins ?
— Non. Seulement tourmentée comme nous tous. Morosini a disparu !
— Qu’est-ce que vous dites ?… Mais c’est abominable !
Adalbert lui expliqua de son mieux en essayant de ne point trop dramatiser et en précisant qu’un grand policier allait s’en occuper personnellement mais, là, il perdait son temps. Après un bref silence, Pauline demanda s’il était possible de trouver un appartement au Trianon Palace :
— J’ai énormément de sympathie pour la marquise et je voudrais être auprès d’elle pendant ces jours si pénibles !
— Il suffit de téléphoner ! Je le fais dans l’instant et je vous rappelle.
Quelques minutes plus tard, il avait la réponse : si Mrs Belmont voulait bien se contenter d’une seule chambre, la Direction serait heureuse de la recevoir.
— Parfait ! dit Pauline. Je laisse ma camériste ici et je viens !… Au fait, pourriez-vous venir me chercher ?
— Avec joie ! Je serai devant l’hôtel dans une demi-heure.
Il était même si heureux qu’il oublia de demander à sa voyageuse ce qu’elle comptait emporter comme bagages. Aussi quand la petite Amilcar s’arrêta devant l’entrée du Ritz donnant sur la rue Cambon, le bagagiste qui arrivait avec une malle cabine et deux valises faillit-il se mettre à pleurer :
— On n’y arrivera jamais, dit cet homme. À moins d’en mettre à la place du chauffeur et du passager, auquel cas je ne vois pas comment ça pourrait marcher…
— Je n’ai pourtant pris que le strict nécessaire, gémit Pauline qui n’imaginait sans doute pas qu’un égyptologue célèbre puisse rouler dans autre chose qu’une Rolls, une Bentley ou une Hispano-Suiza…
— Ne nous affolons pas ! décréta Adalbert un rien vexé. Il n’y a qu’à faire venir un taxi et il conduira vos bagages à Versailles.
L’expédition ainsi arrangée, Pauline découvrit vite le plaisir qu’il y avait à remonter les Champs-Elysées à l’air libre par un beau jour de juin. Même le bruyant pot d’échappement lui parut amusant…
On traversa le bois de Boulogne, le pont de Saint-Cloud puis la côte dont on escalada la pente raide. Tout allait au mieux quand à la sortie de Ville-d’Avray on trouva la route barrée par un camion et une grosse voiture noire qui s’étaient rentrés dedans. Plus des gendarmes, deux policiers et des badauds…
— Un accident ! constata Adalbert. Il ne nous reste qu’à reculer et à chercher un autre chemin…
Une ambulance arrivait derrière eux et stoppait parce que la voie n’était pas assez large. Comme ils étaient près de l’accident, le conducteur leur intima l’ordre de se pousser un peu sur le bas-côté et de n’en plus bouger.
— Diable ! fit Adalbert, ce doit être grave ! Je vais voir !…
Quand il revint quelques instants plus tard, il était décomposé et naturellement Pauline s’inquiéta :
— Si ça ne vous fait rien, répondit-il, nous allons suivre cette ambulance jusqu’à l’hôpital de Saint-Cloud !
— Vous connaissez le ou les blessés ?
— Il n’y en a qu’un mais c’est le commissaire principal Langlois qui se rendait à Versailles pour s’occuper d’Aldo…
— C’est sérieux ?
— C’est justement ce que je veux savoir…