— Une seule fois mais il n’y a rien de changé. La maison est dans l’état exact où nous l’avons laissée. Les tableaux sont en place et les meubles debout ! C’est bizarre, vous ne trouvez pas ?
— C’est à elle seule que la maison en veut ! Elle est adulte pourtant ! J’ai entendu parler assez souvent de phénomènes de ce genre dans des lieux où habitait un adolescent, garçon ou fille…
— Elle a quoi ? Vingt ans au plus ? C’est pas si loin l’adolescence… et si elle est vierge !
— Vous avez peut-être raison ? Ou alors elle est morte et l’esprit est satisfait !
— Qu’est-ce qui vous prend de voir des morts partout ? protesta le journaliste. Moi je suis comme saint Thomas : pour croire il faut que je voie.
— Alors, cherchez, bon Dieu !
— Et qu’est-ce que je fais d’autre ? J’ai obtenu de mon patron de rester ici tant que le mystère ne sera pas éclairci. Mais il faut que j’arrive à quelque chose !
Un instant, Adalbert considéra le journaliste. Celui-là avait incontestablement le feu sacré. Aussi n’hésita-t-il qu’à peine avant de dire :
— Écoutez ! Si vous me donnez votre parole d’homme de ne pas vous jeter sur votre stylo pour tartiner je ne sais quelle histoire mirifique et complètement fausse, je vous raconte ce qui vient de se passer chez les Crawford !
— Ce ne serait pas mon intérêt. Les lecteurs aiment qu’on leur livre une belle histoire bien ficelée et non des lambeaux plus ou moins informes. Je n’écrirai rien avant d’avoir tout compris. Je dis bien tout !… et vous avez ma parole.
Adalbert rapporta donc la scène qui s’était achevée dans l’appartement de Léonora. Pendant qu’il parlait le visage de Berthier s’éclairait :
— Je ne sais pas pourquoi votre Crawford ne m’a jamais inspiré une franche sympathie, fit-il quand Adalbert eut achevé son récit. C’est idiot parce que je n’ai absolument rien à lui reprocher mais j’ai envie d’aller traîner autour de sa maison avec Ledru…
— Faites-le, mais avec prudence !
— Vous pourriez venir avec nous ? À trois on est plus fort qu’à deux.
— J’en sors et je suis plus facile à repérer que vous qui êtes inconnus là-bas… Et si vous réussissiez à avoir accès au garage ? La voiture noire aux portières cannées qui a jeté en pleine nuit le corps du colonel Karloff aurait été volée à Crawford il y a déjà un moment. Si par hasard elle était rentrée au bercail elle aurait peut-être des choses à nous apprendre. Sans parler de la voiture rouge qui ressemble si fort à la mienne… Nous aurions un début de preuve.
— Et vous ? Que faites-vous ?
— Dans l’immédiat, je vais rendre compte de ce que je sais à Mme de Sommières. Elle a grand besoin de réconfort…
— Ça ne va pas s’arranger ! Bonne chance, quand même !
Mais il était écrit qu’Adalbert n’en avait pas fini, ce soir-là, avec les mauvaises surprises. En rentrant chez la marquise, il se retrouva en plein drame. À peine la porte franchie, Marie-Angéline rouge de colère lui sauta littéralement à la figure :
— Ah, vous voilà ! Dites-moi donc ce qui vous a pris de nous ramener votre Américaine ? Croyez-vous que cette étrangère nous soit nécessaire ?
Suffoqué par la violence du ton, il chercha l’appui de Mme de Sommières mais, debout devant l’une des fenêtres, elle donnait son attention à une jardinière contenant des plantes vertes dont elle ôtait soigneusement les feuilles mortes. Et ne se détourna pas pour préciser :
— Cela fait vingt bonnes minutes qu’elle est dans cet état ! En rentrant du salut, Plan-Crépin nous a trouvées, Mrs Belmont et moi, en train de causer le plus calmement du monde et elle a pris feu. C’est votre tour, à présent !
— Ne me dites pas qu’elle a jeté Pauline à la porte ? s’écria Adalbert affolé.
— Elle n’a pas été jusque-là mais…
— J’ai été extrêmement polie ! clama Plan-Crépin. Je lui ai seulement fait entendre… avec… calme !… que nous n’avions pas besoin de quiconque pour supporter l’épreuve que nous endurons. Ce n’est malheureusement pas la première et je…
— Doux Jésus ! gémit Adalbert. Si ce n’est pas une mise à la porte ça y ressemble bigrement ! Qu’est-ce qui vous a pris ? ajouta-t-il. Mrs Belmont est fort inquiète de Morosini qu’elle aime beaucoup…
— Trop ! Qu’elle aime beaucoup trop ! Nous n’allons pas oser prétendre qu’elle n’est pas amoureuse ?
Elle revenait vers Tante Amélie qui, avec un soupir excédé, opérait un demi-tour pour lui faire face :
— Non, je ne le dirai pas, admit-elle. Il est plus qu’évident qu’elle l’aime. Les larmes lui montent aux yeux quand elle en parle. Elle a peur autant que nous !
— Mais elle n’a pas à venir nous le dire sous le fumeux prétexte de nous soutenir ! Elle n’a pas le droit de se prendre pour Lisa !…
Éclatant soudain en sanglots, Marie-Angéline se rua hors du salon. Restés seuls, Tante Amélie et Adalbert échangèrent un regard, un soupir…
— Je vais offrir mes excuses à Pauline, fit celui-ci.
— Rassurez-vous, c’est fait. Et devant Plan-Crépin en plus, mais j’irai la voir tout à l’heure et j’obligerai ma folle à faire la paix…
— Elle est peut-être déjà repartie ?
— Je lui ai demandé de rester. Si nous ne devons jamais revoir Aldo, des larmes de plus n’auront aucune importance. Le pire sera quand il faudra prévenir sa femme. Pourquoi… mais pourquoi ne vient-elle pas ? Elle ne donne même pas de ses nouvelles !
— Aldo ne doit pas écrire beaucoup non plus. Il lui en veut de ne plus s’occuper de lui à cause de ce petit bonhomme qu’elle vient de mettre au monde.
— Je peux la comprendre, dit Tante Amélie, quoique je trouve exagéré cette espèce d’exclusive. Fasse au ciel qu’Aldo nous soit rendu et qu’elle n’ait pas à se faire des reproches trop cruels ! Quant à Plan-Crépin, je ne l’aurais pas crue touchée à ce point !
— Connaît-on à fond ceux qui nous entourent ?… Même les plus proches ! Avec Marie-Angéline on a un peu tendance à oublier qu’elle est une femme.
— Ce doit être vrai mais je ne tolérerai jamais que l’on pleure quelqu’un avant d’être sûr de sa mort ! Quant à vous, ajouta-t-elle l’œil soudain étincelant, vous feriez mieux de chercher Aldo au lieu de vous occuper des états d’âme de trois bonnes femmes ! Pour ça, je peux suffire !
— Si seulement je savais par où commencer !
Le cri perça la brume cotonneuse dans laquelle Aldo flottait depuis un temps impossible à déterminer. Pas tellement désagréable d’ailleurs ! C’était comme si, délivré de la pesanteur, on était suspendu entre deux eaux… mais ce cri était bien terrestre et le ramena à la surface comme au sortir d’un rêve.
Se redressant d’un seul coup, il constata qu’il était assis sur le matelas fatigué d’un de ces lits de fer à roulettes – son mouvement l’avait déplacé légèrement – et pliants qui sont la bénédiction des ménages modestes ne disposant que d’un espace vital réduit. La différence était ce qu’il y avait autour et dont n’aurait pas voulu le plus endurci des ermites pour la bonne raison que c’était le seul meuble digne de ce nom. Le reste étant une chaise en train de se dépailler, un seau et une cruche d’eau. Le décor ambiant ne valait pas mieux. Mal éclairé par une lucarne dépourvue de carreaux placée tout en haut d’un mur et grise de poussière, ce pouvait aussi bien être une cave, qu’un ancien cellier, une resserre. En outre, trois planches en voie de désintégration ornaient l’un des murs salpêtrés. Pour le moment, c’était à l’évidence une prison et fortement défendue : deux barreaux en croix réduisaient l’imposte et, si la porte n’était pas neuve, la serrure l’était indéniablement.