— C’est moi qui l’ai. Vous voyez, vous n’avez plus aucune raison de tuer Mlle Autié… ni moi non plus d’ailleurs !
Si Morosini espérait quelque chose de sa révélation, il déchanta. La surprise peinte un instant sur le visage du jeune homme fit rapidement place à sa froide cruauté naturelle :
— Vous voulez rire ! fit-il avec un haussement d’épaules méprisant. Je dois au contraire me débarrasser de vous dans les meilleurs délais : vous laisser derrière moi serait la pire des sottises…
— Sylvain ! pria Caroline sortant de la torpeur accablée où la plongeait ce qu’elle venait d’entendre, je croyais que tu m’aimais ?
— Je l’ai cru, figure-toi ! Tu es une très jolie fille même si tu n’es pas très intelligente. Et cela m’a gêné. C’est pourquoi je t’ai envoyée en Italie auprès de ta marraine soi-disant malade. Avoue que tu as passé un bon moment avec elle ?
— C’est vrai elle était si heureuse de me voir que je me suis attardée volontiers.
— Ce qui m’a laissé toute latitude pour réaliser mon idée de faire exposer à ton nom une fausse larme que Léonora avait fait copier sur la vraie. J’en en profité aussi pour passer ta maison au peigne fin en simulant un cambriolage. À ton retour, tu as failli y rester mais cet imbécile richissime a fait son entrée et les données du jeu s’en sont trouvées modifiées : la récolte promettait d’être beaucoup plus juteuse. Et puis il ne manquait pas de jugeote : faire exhumer Florinde, j’avoue que je n’y aurais pas pensé. Sous quel prétexte d’ailleurs ?…
— Oh, je vous fais confiance, fit Aldo sarcastique. Vous auriez fini par trouver. À moins que vous n’ayez fait faire le travail par vos hommes ? Des anciens condisciples, si je vous ai compris…
— Oui, des fanatiques de la Reine ! Comme je le suis moi-même, ajouta-t-il vertueusement.
— Et se changer en truands, cela ne les gêne pas ?
— Au contraire ! Ils servent toujours la même cause…
— Et… le professeur ?
— Le vieux Ponant ? fit Sylvain en ricanant. Il se contente d’être immensément fier de disposer d’une garde rapprochée mais il ignore nos activités secrètes…
Le claquement rapide de hauts talons sur les dalles se fit entendre et Léonora apparut dans le faible cercle lumineux des chandelles. Visiblement mécontente.
— Que faites-vous là à ergoter, Frédéric ? Vous perdez du temps et c’est un luxe que nous n’avons pas les moyens de nous offrir !
— Mes hommages, lady Crawford ! ironisa Aldo. Et mes compliments pour l’habileté avec laquelle vous nous avez trompés. Je ne vous en aurais pas crue capable : ce sont vos… voix qui vous ont inspirée ? Marie-Antoinette aurait-elle finalement choisi de se ranger du côté des malfrats ? Vous me décevez…
Brusquement Léonora se mit à hurler :
— Taisez-vous !… Je vous défends d’en parler ! Vous… vous…
Ne trouvant rien d’autre à dire elle vira sur ses talons et s’enfuit. Son amant expliqua avec indulgence :
— Cela passera : elle a été fortement secouée l’autre soir. Elle avait tellement l’habitude de feindre la médiumnité pour Crawford qu’elle n’imaginait pas qu’un esprit pouvait réellement se manifester. C’est ce qui s’est passé. Maintenant il faut y aller !
— Un mot encore ! Cet esprit qui lui a fait si peur, était-ce réellement celui de la Reine ?
Le visage soudain fermé, le jeune bandit ne répondit qu’en donnant un ordre :
— Amenez les prisonniers ! Lady Léonora a raison : nous devons nous dépêcher !
Délivrés des liens qui les attachaient à leurs chaises, mais non de leurs menottes, Aldo et Caroline furent empoignés chacun par deux hommes et presque traînés dehors. Aldo affichait une dédaigneuse froideur, à l’inverse de Caroline qui pleurait terrifiée à l’idée de sa mort prochaine. À l’extérieur, l’obscurité était quasi totale, le repaire des sinistres « vengeurs » se trouvant en effet au milieu d’une forêt ou tout au moins d’un bois touffu. C’est à peine si, après quelques instants d’accoutumance, on pouvait distinguer un coin de ciel entre les cimes des arbres… Néanmoins les yeux aigus de Morosini aperçurent une grande voiture garée un peu à l’écart des bâtiments. Léonora avait dû y chercher refuge…
On s’engagea dans un étroit sentier. Tout en marchant, Aldo se mit à prier. Il savait n’avoir rien à attendre de ces fanatiques, même de celui qui avait montré à Caroline de la compassion née sans doute de l’admiration que lui inspirait sa beauté. Non sans douleur il pensait à ceux qu’il aimait et ne reverrait pas. Lisa d’abord, « sa Lisa » dont il ne savait plus rien, qui n’avait pas répondu à sa dernière lettre et qui devait dormir paisiblement dans sa chambre de jeune fille à Rudolfskrone auprès du berceau du petit Marco. Le pleurerait-elle quand on aurait perdu l’espoir de le retrouver ? Ne fût-ce qu’un instant : le temps d’un dernier baiser, d’un dernier « je t’aime » ? De toutes ses forces il repoussa ensuite l’image des jumeaux, Antonio et Amelia, parce que l’évocation de leurs frimousses pouvait le priver du courage avec lequel il voulait affronter une mort qu’il devinait cruelle. Rejetant aussi celle de Tante Amélie, d’Adalbert et de Plan-Crépin il s’efforça de s’absorber dans son appel silencieux à la clémence de Dieu.
Le chemin qu’éclairaient deux lampes de poche aboutit soudain à une clairière au milieu de laquelle quelques grosses pierres délimitaient une faille dans le sol, un trou noir vaguement caché par les broussailles. On amena les prisonniers au bord et l’odeur humide des entrailles de la terre emplit leurs narines. Cependant, les pinceaux lumineux se concentraient sur les futures victimes et leur bourreau. Un instant, Aldo caressa l’idée de fuir : courir les mains liées derrière le dos ne lui posait aucun problème mais il ne pouvait abandonner Caroline. Il était évident que la peur la terrassait et qu’elle ne réagirait pas. Elle n’était plus qu’une marionnette brisée aux mains d’un montreur impitoyable qui savourait visiblement sa victoire :
— Vous voilà chez vous, grinça-t-il en désignant le trou. Admirez ma bonté ! Toi surtout, Caroline. Tu vas entreprendre le plus long des voyages de noces en compagnie de celui que tu aimes. Car il est évident que tu l’aimes…
— Vous trouvez ? le coupa Aldo, sarcastique. On pourrait se demander si elle est encore capable de ressentir une autre émotion que la terreur. Regardez-la ! Elle est inerte : un animal que l’on mène à l’abattoir !
— Vous avez raison ! fit l’autre un pli soucieux entre les sourcils. J’avoue qu’elle me déçoit ! J’attendais des pleurs, des supplications.
— Alors laissez-la vivre ! Je vous donne ma parole que vous n’avez aucune raison de la tuer étant donné que Léonard n’a pas assassiné votre ancêtre ! Vous allez partir. Sûrement très loin…
Dieu seul savait pourquoi mais Aldo cherchait à gagner du temps. Peut-être parce qu’il espérait une réaction courageuse de la part de celui qui avait montré de la compassion pour la jeune fille. Encore qu’il vit mal ce qu’il pourrait faire ? Même pas trancher ses liens d’un couteau libérateur, les menottes n’ouvrant qu’avec une clef qu’il ne possédait sans doute pas.
— Oui. Loin, répondit Sylvain sur le ton mondain d’une conversation de salon. Hors frontières, sans nul doute !
— Alors que vous importe ? Elle est peut-être en train de perdre la raison. Faites-lui grâce et contentez-vous de moi !
— C’est beau, la chevalerie ! Seulement, mon bon monsieur, vous me faites perdre mon temps. Il faut que la cérémonie commence ! Voyons lequel de vous deux va sauter le premier ? La galanterie voudrait que la préséance soit donnée à la dame sauf lorsqu’il s’agit d’ouvrir devant elle un chemin difficile. Ce qui est le cas ! Ce trou est très profond mais votre corps peut amortir sa chute ! Une belle consolation pour le galant homme que vous êtes ? Il est vrai que son agonie n’en sera que plus longue… Alors, allez-y rondement !… Ou doit-on vous…