— Surtout si on acceptait de les surpayer ? Ce qui ménagerait sa dignité puisque nous craignons qu’elle ne refuse une aide financière, sourit Aldo avec un clin d’œil à Marie-Angéline. Cela vous ressemble bien, Pauline. Quant à la maison, Adalbert va vous en ouvrir les portes comme un ange !
Après le déjeuner, Lucien et la vieille Panhard emmenèrent Pauline, Aldo, Adalbert et Marie-Angéline. Il faisait un temps splendide et la vieille maison, entourée de son jardin pratiquement inculte où les fleurs poussaient n’importe comment, séduisit Mrs Belmont :
— Des réparations me paraissent nécessaires, dit-elle après l’avoir visitée, mais c’est charmant. Il devrait être possible d’y vivre heureux ?
— Le malheur est qu’un mauvais esprit l’habite et fait tous ses efforts pour en chasser sa jeune propriétaire…
— Ce problème, fit Marie-Angéline, j’en ai fait mon affaire. M. le curé de Notre-Dame m’a promis de voir l’évêque. Avec les témoignages que nous apporterons, l’exorcisme ne tardera pas…
— À merveille ! Maintenant, si vous nous montriez l’atelier, Aldo !
Elle lui prit le bras d’autorité et les narines de Plan-Crépin frémirent d’indignation. Depuis le retour de son cousin, ses préventions contre la belle Américaine étaient revenues en masse. Elle prit son élan pour les rattraper. Adalbert la retint :
— Aldo repart bientôt. Laissez-le-lui deux minutes. Le comportement de Mrs Belmont a été exemplaire depuis qu’il est rentré !
— Vous oseriez le dire à Lisa ?
— Certes non, et dans cette affaire je ne lui donne pas raison. Elle devrait être présente…
— Ne me dites pas que vous passez à l’ennemi ? Moi, je vais voir !
Et, assurant son canotier orné de cerises, elle courut les rattraper. Adalbert suivit avec un soupir.
Quand elle les rejoignit, ils étaient déjà séparés. Pauline, au seuil, avait marqué une pause en reniflant l’air ambiant :
— Quelle atmosphère !… Tout vient de là, n’en doutez pas !
— Vous versez dans le spiritisme ? fit Aldo en riant.
— Oh, c’est très à la mode, chez nous ! Mais ne me parlez pas ! Laissez-moi regarder sans m’interrompre !
À pas lents, elle fit le tour de l’atelier en examinant chaque pièce avec le soin d’un commissaire-priseur. De temps en temps on entendait :
— Pas mal !… J’aime moins… en revanche ceci…
Finalement, elle rejoignit Aldo qui s’était planté devant le buste de la dame au pendentif et sa plantation de cierges éteints :
— Qu’est-ce que c’est ? On dirait une idole païenne !
— C’en est une ! Celle du grand-père !
— Quelle horreur ! Comment cette jeune fille a-t-elle pu vivre à côté de ce monstre ?
— Elle n’avait pas le choix. Si elle voulait garder la maison, elle devait la laisser intacte. Et voilà le fameux « pendentif » qui était, en réalité, un pendant d’oreille de Marie-Antoinette.
Pauline fronça les sourcils et plissa le nez :
— Cela ne manque pas d’une certaine beauté barbare mais c’est de là que vient tout le mal ! Cette… cette chose est pétrie… de… de maléfices.
Tirant de son sac une paire de lunettes, elle les mit pour mieux détailler la sculpture. Elle semblait si concentrée que l’on aurait entendu une mouche voler. Aldo ouvrit la bouche pour émettre une opinion mais Marie-Angéline qui l’observait la lui fit refermer d’un geste.
Soudain Pauline vira sur ses talons, cherchant des yeux quelque chose.
— Vous voulez…, commença Aldo.
— Les outils ? Où sont-ils ?
Sans attendre la réponse, elle fila vers une étagère fixée à l’un des murs, y choisit un burin, un maillet de bois puis revint et grimpa sur la marche du socle, le visage tellement tendu que plus personne n’osait souffler mot ni faire le moindre geste quand, avec décision, elle porta le fer contre le pendentif. Ensuite elle se mit à taper dessus avec la vigueur nécessaire à un bon sculpteur. Et brusquement le motif de pierre céda, tomba à terre. Aussitôt l’iconoclaste lâcha son matériel, s’agenouilla pour ramasser les débris.
— Regardez ! dit-elle. J’avais remarqué que ce machin n’avait pas été pris dans la masse mais rapporté.
Les trois têtes se penchèrent en même temps : l’intérieur du pendentif était creux. Il contenait un morceau de coton que Pauline déballa :
— Et voilà ! dit-elle avec satisfaction en faisant miroiter sur sa paume la larme de Marie-Antoinette. Je pense qu’avec cette babiole et sa pareille, l’avenir de Caroline pourrait s’éclaircir…
ÉPILOGUE
La place Vendôme connaissait ce soir-là un surcroît d’animation.
Éclairé par des projecteurs, le vaste magasin d’antiquités de Gilles Vauxbrun brillait des mille feux de ses lustres et de ses candélabres à cristaux. Un tapis rouge barrait le trottoir entre la chaussée et le seuil surmonté d’un dais blanc et flanqué de deux ifs taillés en pointe dans des caisses dorées. Les limousines laquées de noir se succédaient déversant le nec plus ultra du Tout-Paris venu assister au vernissage d’une exposition attendue avec curiosité : celle des œuvres de Pauline Belmont.
Il ne s’agissait pas d’une foule mais de personnalités triées sur le volet. La foule, elle, était dehors, maintenue par des barrières métalliques et un important service d’ordre. On citait des noms au passage, on détaillait les robes du soir, les bijoux. Les flashes de la presse jetaient des éclairs. Parfois des applaudissements crépitaient cependant qu’à l’intérieur critiques d’art, diplomates, vedettes de cinéma et gens du monde se dispersaient autour des blanches sculptures présentées sur des socles de marbre noir au milieu des magnifiques tapisseries anciennes dont les murs étaient recouverts. La colonie américaine, ambassadeur en tête, était largement représentée ainsi que la politique et le faubourg Saint-Germain. Le Comité de « Magie d’une reine » était présent au complet, ou presque. Manquaient évidemment les Crawford – on avait retrouvé les restes de lord Quentin dans sa maison incendiée et Léonora était en prison. Manquait aussi le professeur Ponant-Saint-Germain qui avait frôlé de peu l’apoplexie quand la police lui avait appris le rôle joué par ses chers « jeunes gens » mais il s’en remettrait. Après une interruption relativement courte, l’exposition de Trianon – au complet cette fois ! – avait renoué avec le succès et se prolongerait jusqu’au 14 juillet.
Aux côtés de l’artiste dont l’œuvre aux lignes pures, proches de l’art cycladique, déroutait tout en s’imposant par sa beauté pure, Vauxbrun éclatait d’orgueil. Cette soirée était son triomphe, presque égal à celui de Pauline et il ne cachait pas la joie qu’il en tirait tandis qu’il recevait, saluait et présentait.
À quelques pas, lady Mendl commentait les arrivées et Aldo, une cigarette aux doigts, regardait Pauline. Savamment drapée par Grès d’un crêpe neigeux, des diamants aux oreilles, aux bras et dans les cheveux, elle ressemblait à une déesse grecque descendue de l’Olympe passée par la rue de la Paix et accaparait la lumière… En la voyant sourire à tous ces gens, leur répondre, offrir sa main à des lèvres inconnues et parfois sa joue, Morosini avait l’impression qu’une distance était en train de s’établir entre eux qui, demain, s’étirerait peut-être à l’infini. Pour lui, c’était son dernier jour avant son retour à Venise et, en dépit de la présence cordiale d’Elsie Mendl et de son humour, il se sentait seul. Tante Amélie qui se préparait à partir pour sa cure à Vichy avait décliné l’invitation – trop fatigant pour son âge ! Plan-Crépin était restée auprès d’elle. Quant à Adalbert, il devait voltiger dans l’assistance auprès des plus jolies femmes.