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Ce changement de situation n'avait nullement chagriné Bulut, devenue Bulut Hanoum, qui n'avait vu aucun inconvénient à être comprise parmi les effectifs renouvelables du harem. Son mariage lui avait assuré une haute situation, un mari paisible et facile à contenter sur lequel elle régnait avec cette autorité, soigneusement cachée en général, avec laquelle une femme turque, digne de ce nom, se doit de dominer son époux. A entendre son épouse, Moustafa Pacha était un parfait kilibik[5] et avait adopté pour devise personnelle le proverbe kurde qui prétend : « Celui qui ne craint pas sa femme vaut moins qu'un homme... »

Malheureusement, ce mari modèle avait rejoint, depuis quelques années, le paradis d'Allah et Bulut Hanoum, devenue veuve, était entrée comme maîtresse de la garde-robe dans la maison de la Sultane Mère avec laquelle, de tout temps, elle avait entretenu les relations les plus chaleureuses. C'était à ces relations étroites qu'elle devait sa parfaite connaissance de la « langue franque », dont elle se servait avec une habileté... et une vélocité consommées.

Tandis que Bulut bavardait interminablement, l'araba, précédée d'un porteur de lanterne criant à intervalles réguliers « Dikka-a-at »[6] d'une voix de muezzin enrhumé, poursuivait son chemin à travers les escarpements de Péra où se côtoyaient, au milieu des vignes, les couvents chrétiens, les palais des ambassades d'Occident et les maisons des riches négociants. Le long de la grande rue, les petits cafés vénitiens ou provençaux étaient déjà fermés car, en dehors des nuits du Ramadan, terminé depuis trois semaines, on ne sortait guère après le coucher du soleil dans la capitale ottomane, sauf peut-être justement dans l'ensemble Péra-Galata où les règlements de police étaient moins sévères, mais où néanmoins l'obligation de sortir avec une lanterne demeurait impérative sous peine de sanctions. Aussi les rares passants balançaient-ils au bout de leurs doigts ces lanternes de fer-blanc et de papier plissé qui donnaient à la triple cité un petit air de fête perpétuelle.

Soudain, l'équipage tourna sur la droite le long d'un bâtiment aux murs énormes couronnés de coupoles et d'un minaret qui brillaient sous la lune à son lever. La bavarde se tut un instant, écoutant... La mélodie frêle d'une flûte se faisait entendre, sourdant de l'édifice comme un ruisselet d'une montagne.

— Qu'est-ce donc ? souffla Marianne. D'où vient cette musique ?

— De là ! C'est le tekké... Le couvent des Derviches mevlanis. Cela veut dire que leurs prières commencent et qu'ils se mettent à tourner, à tourner comme les planètes autour du soleil... cela va durer toute la nuit.

— Comme cette musique est triste ! On dirait une plainte...

—« Ecoute la flûte de roseau », enseignait Mevlana le mystique, « elle dit : depuis que l'on m'a coupée dans les roseaux du marais, hommes et femmes se plaignent à ma voix... Tout être qui reste loin de son origine cherche le temps où à nouveau s'opérera l'union »...

La voix de Mme Nuage s'était faite lointaine et Marianne un instant se laissa emporter par la poésie des paroles qui trouvaient dans son âme un écho si étrange, en cette flûte un interprète si éloquent. Mais elle s'aperçut tout de même que, sur un geste de sa compagne, l'araba s'était arrêtée et que Bulut Hanoum, qui s'était retournée plusieurs fois, depuis un moment, bougeait une fois encore pour regarder par la fente des rideaux de l'arrière.

— Nous nous arrêtons ? Pourquoi ?

— Pour m'assurer de quelque chose. Il me semble que l'on nous suit... Quand j'ai donné ordre d'arrêter, j'ai vu une ombre se jeter derrière l'un des contreforts du couvent, une ombre qui se cache puisqu'elle ne porte pas de lanterne... Nous allons bien voir.

Tapant d'un coup sec sur l'épaule du cocher, elle donna le signal du départ et l'araba reprit sa descente dans le chemin en pente. A ce moment précis, Marianne, qui s'était penchée elle aussi dans l'ouverture, aperçut distinctement une ombre qui se détachait de celle, plus dense, des murailles et reprenait son chemin à distance respectueuse.

— Qui cela peut-il bien être ? marmotta Bulut. Il faut une grande audace pour oser suivre une dame de la cour et une encore plus grande pour sortir sans lumière ! J'espère que ce n'est pas un ennemi ?

Une inquiétude tremblait dans sa voix, mais Marianne, elle, n'avait pas peur. L'obscurité qui régnait dans le véhicule cacha son sourire. Elle était à peu près certaine de connaître le mystérieux suiveur. C'était, à coup sûr, ou bien Jolival, ou bien Gracchus-Hannibal... ou bien les deux, car il lui avait bien semblé que l'ombre en question était double.

— Je ne vois pas qui pourrait s'intéresser à nous, dit-elle si paisiblement qu'un soupir d'involontaire soulagement s'échappa de la poitrine généreuse de sa compagne. Sommes-nous encore loin de notre destination ?

— Dix minutes peut-être ! Le ruisseau du Rossignol coule au fond de ce vallon dont nous descendons le flanc, derrière cette ligne de cyprès. Au-delà, vous pouvez voir les bâtiments de l'Arsenal et toute la Corne d'Or jusqu'aux Eaux Douces d'Europe.

En effet, du pied du couvent, la vue était magique car on y découvrait le port tout entier, brillant sous la lune comme une langue de mercure piquée des aiguilles noires des mâts de navires. Mais la beauté du spectacle n'avait plus le pouvoir de captiver Marianne, car elle avait hâte maintenant d'être arrivée et d'en finir. Une vague inquiétude lui venait à retardement. Après tout, rien n'affirmait que les ombres fussent celles de Jolival et de Gracchus... Latour-Maubourg ne lui avait pas caché que son palais était surveillé et l'ambassadeur anglais pouvait souhaiter encore mettre la main sur l'envoyée de Napoléon. Ses services d'espionnage étaient trop bien organisés pour qu'il ignorât la longueur de l'audience nocturne accordée la veille à son ennemie... Avec une toute légère hésitation, elle demanda :

— Lorsque nous serons chez cette femme... serons-nous en sûreté ?

— En totale sûreté. Le corps de garde des janissaires qui veillent sur l'Arsenal et les chantiers navals sont tout près de la synagogue qu'ils surveillent, d'ailleurs par la même occasion. Le moindre bruit dans ce quartier les attire dans la minute même. Chez Rébecca, nous serons aussi tranquilles que derrière les murs du Sérail. Mais le tout est d'y arriver ! Plus vite, toi !... Allons, plus vite !

Elle reprit son ordre en turc et le mulet partit comme le vent. Heureusement, la pente, assez raide d'abord s'était considérablement adoucie et les pavés inégaux de la rue avaient fait place à de la terre battue. Bientôt, on roula sur un étroit chemin qui longeait le fond du vallon et le bord du ruisseau.

Vu de près, il était infiniment moins poétique que depuis les hauteurs de Péra et surtout que ne le laissait supposer son nom charmant. Des détritus y nageaient et une odeur pénible, faite de vase et de poisson pourri, s'en dégageait. Le quartier tout entier, d'ailleurs, tassé contre les murs crénelés de l'Arsenal qui le séparaient de la mer, était misérable. Des maisons de bois aux murs rongés par le vent et le sel s'agglutinaient autour d'une vieille synagogue croulante, découpant, sur le ciel d'ardoise bleue, leurs encorbellements et leurs toits aplatis. Des échoppes aux volets clos occupaient souvent le rez-de-chaussée et, de loin en loin, s'ouvrait la porte basse d'un entrepôt où les fenêtres lourdement grillées d'une banque au linteau de laquelle s'étalait l'étoile de David.