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Mais plus elle essayait de se raisonner, plus la crainte s'installait. Ses oreilles bourdonnaient au point qu'elle ne distinguait pas les paroles de sa compagne, ses yeux se troublaient, brouillant les murs tendus de cuir repoussé entre les panneaux desquels apparaissaient des rayonnages emplis de livres et d'autres chargés de fioles et de pots de toutes tailles. De toutes ses forces, elle serra ses mains glacées l'une contre l'autre, luttant contre une nausée sournoise mais aussi, paradoxalement, contre une folle envie de fuir...

Une main ferme et chaude glissa quelque chose entre ses doigts glacés. Elle sentit que c'était un verre.

— Vous êtes malade, remarqua une voix, dont le contralto musical la surprit, mais surtout vous avez peur. Buvez, vous vous sentirez mieux : c'est du vin de sauge...

Elle trempa ses lèvres dans le breuvage sucré, fort et doux tout à la fois, but quelques gorgées prudentes puis, finalement, vida le verre qu'elle rendit avec un regard reconnaissant. Les choses qui l'entouraient étaient redevenues nettes et, malheureusement aussi, le babil incessant de Bulut qui se répandait en sympathie et en compassion pour, l'épuisement nerveux visible de la princesse française.

Debout auprès d'elle, Rébecca observait Marianne. Brusquement, elle sourit :

— La noble dame a raison. Vous devez vous reposer un moment avant que je ne procède au premier examen. Etendez-vous sur ces coussins et laissez-vous aller. Nous allons passer un moment dans la pièce voisine pour décider de ce que nous allons faire. Pendant ce temps, essayez de penser que personne ici ne vous veut de mal, tout au contraire... vous n'y avez que des amis... plus d'amis encore que vous ne croyez. Ayez confiance ! Reposez-vous...

La voix de Rébecca avait d'étranges pouvoirs de persuasion et Marianne, miraculeusement apaisée, n'eut même pas l'idée de lui résister. Docilement, elle s'étendit parmi les coussins de soie qui dégageaient une odeur d'ambre et se sentit bien. Son corps y perdait toute pesanteur et sa peur de tout à l'heure s'était envolée si loin qu'elle s'étonnait maintenant de l'avoir éprouvée. Envoyant une pensée reconnaissante à la Sultane qui l'avait menée jusqu'à Rébecca, elle regarda disparaître dans les ombres de la pièce le feredjé vert de Bulut Hanoum et la tiare brillante de la juive...

En sortant, celle-ci ouvrit les trois petites fenêtres qui, durant le jour, éclairaient la grande pièce, sans doute aussi mal que la lampe de bronze. Mais, par ces ouvertures, les parfums du jardin arrivaient jusqu'à la jeune femme qui les respira avec délices. Ils lui apportaient la terre, la vie, le bonheur tranquille auquel toujours elle avait aspiré et qu'elle n'était jamais parvenue à atteindre. Se pouvait-il que cette maison si laide fût le port, le refuge où ses peines allaient fondre, où ses chaînes allaient tomber ? Quand elle en sortirait, elle serait libre... plus libre qu'elle ne l'avait jamais été, dépouillée de toute crainte comme de toute menace...

La lampe du plafond, éteinte par Rébecca afin que sa patiente pût mieux se reposer, avait été remplacée par une petite lanterne à huile posée sur une table basse au pied du divan. Sa courte flamme autour de laquelle se rassemblaient déjà les insectes nocturnes fascinait Marianne. Elle la regardait avec amitié, car c'était une petite flamme courageuse qui luttait vaillamment contre les ténèbres environnantes et les faisait reculer...

Dans l'esprit de Marianne, les senteurs du jardin, l'obscurité et la mince langue brillante qui oscillait sur son support de cuivre se rejoignaient pour former un tout symbolique où elle croyait reconnaître les éléments de sa propre vie. Mais la flamme, surtout, qui lui semblait incarner son amour tenace, retenait son regard, tandis que tout le reste de son corps perdait consistance et se fondait dans la douceur moelleuse des coussins. Il y avait longtemps, des mois peut-être, que Marianne ne s'était sentie aussi bien...

Puis, peu à peu, ce merveilleux bien-être se fit torpeur. Les yeux qui ne quittaient pas la lampe se fermèrent lentement, lentement... et ce fut au moment de sombrer dans le sommeil que Marianne vit l'ombre blanche sortir peu à peu des ténèbres qui emplissaient la majeure partie de la pièce...

C'était comme un fantôme, drapé de neige, voilé de fumée et qui grandissait, grandissait jusqu'à emplir progressivement tout son champ de vision... quelque chose d'immense et de terrifiant.

Marianne voulut crier. Sa bouche s'ouvrit mais, comme si elle se trouvait déjà aux prises avec un cauchemar, aucun son n'en sortit. Ses paupières luttaient frénétiquement contre leur incroyable pesanteur. Et le fantôme grandissait toujours, se penchait un peu... La jeune femme fit un effort désespéré pour échapper au pouvoir de la drogue qui la paralysait et pour s'arracher de sa couche, mais les coussins la retenaient comme si elle eût été sertie dans ses profondeurs. Alors, doucement, l'ombre parla :

— N'ayez pas peur, dit-elle, je ne vous veux aucun mal, bien au contraire ! Je suis votre ami et vous n'avez rien à craindre de moi...

La voix était basse, presque sans timbre et d'une tristesse infinie mais, malgré les brumes qui envahissaient l'esprit de Marianne, le fil tenace du souvenir lui fit retrouver une autre voix, presque identique, entendue un soir, au fond d'un miroir terni, la voix d'un homme sans visage qui, ainsi que celle-ci, appartenait à une ombre. Se pouvait-il que ce fût la même, que le fantôme du mari mort dans son tragique isolement l'eût suivie jusqu'aux portes de l'Asie ?...

Mais la faculté de penser s'estompait elle aussi, après les réactions physiques. Les yeux de Marianne se fermèrent tout à fait et elle sombra dans un sommeil étrange, presque léthargique mais qui ne lui enlevait pas toute perception. Il y eut autour d'elle une rapide conversation dans une langue inconnue, où elle crut reconnaître cependant le timbre haut perché de Bulut Hanoum, visiblement affolée et celui, beaucoup plus sourd, de la Juive, alternant avec la voix basse du fantôme. Puis elle sentit que des bras l'enlevaient, avec assez de force pour que le mouvement fût sans secousse. Une odeur agréable remplit ses narines : celle du lattaquié, le tabac turc, mêlée à celle, plus fraîche, d'une lavande inattendue, tandis que sa joue venait reposer contre la finesse moelleuse d'une étoffe de laine... Et Marianne, à demi inconsciente, comprit qu'on l'emportait...

Il y eut à nouveau les parfums du jardin, la fraîcheur de la nuit, puis un balancement léger tandis que les bras qui la soutenaient l'abandonnaient soudain sur quelque chose qui devait être un matelas. Au prix d'un violent effort de volonté comme en produit parfois le dormeur inconscient qui cherche à échapper aux griffes d'un cauchemar, elle parvint à relever le rideau pesant de ses paupières, aperçut le ciel étoilé et la silhouette d'un homme tenant une longue perche qui avait l'air de ramer. Mais la gueule noire d'un tunnel s'approcha, armé d'une grille relevée dont les pointes ressemblaient aux dents d'un monstre et le parfum des saules fit place à une écœurante odeur de vase et de détritus, tandis que, dans un arbre proche, le chant d'un oiseau se faisait entendre un instant, ironique et dérisoire, pour s'éteindre aussitôt étouffé par le poids des murailles sous lesquelles coulait maintenant le ruisseau du Rossignol qui emportait Marianne, le ruisseau prisonnier comme elle-même... le ruisseau qui n'avait plus le droit de courir au grand air parce que les hommes en avaient ainsi décidé, le ruisseau...

De profondes ténèbres l'environnaient de toutes parts maintenant et Marianne, cessant alors de lutter, se laissa enfin couler au fond du sommeil total...

Elle en émergea avec la soudaineté d'un bouchon qui fait surface et se retrouva dans une chambre inconnue mais pleine de soleil. C'était une chambre magnifique, toute habillée de soie à ramages dans les tons bleus et mauves et qui, sans le flot de lumière qui en ôtait tout mystère, eût ressemblé assez à une chapelle à cause de la collection d'icônes d'or et d'argent qui couvrait l'un des murs.