Выбрать главу

— Si ! admit Marianne qui éprouva la désagréable sensation d'être battue une fois encore. Mais, je vous en prie, acceptez de répondre à une question, une seule et qui ne concerne que vous-même...

— Laquelle ?

— Vous aimez beaucoup, n'est-ce pas, le prince Sant'Anna ?

La vieille dame se raidit et sa main libre alla toucher la grande croix orfévrée qui pendait sur sa poitrine, comme si elle souhaitait en faire le garant de ses paroles :

— Oui ! affirma-t-elle, je l'aime beaucoup. Je l'aime... comme j'aurais aimé le fils que je n'ai jamais eu. Voilà pourquoi je ne veux pas que vous lui fassiez du mal...

Et elle sortit brusquement en claquant la porte.

3

TURHAN BEY

Une heure plus tard, Marianne tournait en rond dans une vaste pièce du rez-de-chaussée, voûtée comme une cathédrale, mais ouvrant par de grandes baies en fer de lance sur un jardin planté de cyprès, où des masses de roses mourantes s'efforçaient de faire croire au printemps.

Sur le sévère salon, meublé de raides cathèdres d'ébène, régnait le gigantesque portrait d'un seigneur superbement moustachu, portant dolman soutaché et bonnet emplumé d'une aigrette jaillissante comme un feu d'artifice, un long poignard serti de pierreries passé dans sa ceinture de soie : le feu hospodar Morousi, époux de la princesse. Mais Marianne, en entrant dans cette salle, beaucoup trop grande pour un entretien privé, ne lui avait jeté qu'un regard indifférent... Elle se sentait nerveuse, inquiète...

Le face à face inattendu qui se présentait à elle si brutalement, après tout ce temps où elle l'avait inconsciemment espéré avant de le croire relégué dans les choses impossibles, la désorientait.

Depuis le jour où elle l'avait épousé, Corrado

Sant'Anna avait été pour elle une énigme, irritante et pitoyable à la fois, car elle s'était sentie blessée qu'il n'acceptât pas de lui faire confiance en se montrant à visage découvert. En même temps, elle avait souhaité, de tout son cœur généreux, apporter une aide, un adoucissement à un sort qu'elle devinait cruel et qui était cependant celui d'un homme dont la grandeur d'âme et la royale munificence ne faisaient aucun doute, d'un homme qui donnait tellement et réclamait si peu.

Elle l'avait pleuré sincèrement en apprenant la mort misérable qu'il avait trouvée, ainsi qu'on le lui avait dit, aux mains d'un meurtrier auquel il n'avait accordé que trop de confiance. Elle avait souhaité le châtiment du coupable et, en face de Matteo Damiani se vantant impudemment de son crime, elle s'était sentie véritablement princesse Sant'Anna, son épouse aussi pleinement que si des années de vie commune les eussent liés.

Et voilà que, soudainement, on lui assenait coup sur coup les nouvelles les plus effarantes : le prince au mystère tragique n'était pas mort, il allait paraître devant elle et elle allait le voir, le toucher peut-être dans l'espace relativement restreint de cette pièce qui, malgré ses dimensions, lui paraissait tout à coup trop petite pour un tel événement. Le cavalier fantôme, le maître d'Ildérim le Magnifique, l'homme qui ne sortait jamais que la nuit, et sous un masque de cuir blanc, allait venir ici... C'était à peine concevable !

Porterait-il encore le masque entrevu par une nuit tragique ? Marianne se reprochait de n'avoir pas songé à le demander à son hôtesse et maintenant il était trop tard : la princesse Morousi paraissait avoir totalement disparu...

Tout à l'heure, après que Marianne eut procédé à sa toilette aux mains d'une femme de chambre experte, un valet barbu comme un prophète était venu la prier de bien vouloir descendre dans le salon de réception et elle avait espéré y rencontrer son hôtesse. Mais le valet s'était retiré, refermant silencieusement la porte derrière lui et n'avait pas reparu. Et Marianne avait compris qu'elle serait seule pour affronter l'instant le plus dramatique peut-être de toute son existence.

Le sommeil, commencé dans la maison de Rébecca la Juive, avait été de longue durée car le soleil, qu'en s'éveillant elle avait cru matinal, se couchait maintenant derrière les longues quenouilles noires des vieux arbres. Sa lumière roussissait les pierres nues de l'antique salle, dont les fondations devaient remonter à la croisade déviée du doge aveugle Henri Dandolo, et faisait danser les infimes particules de poussière devant les mains gantées de l'hospodar défunt.

Les bruits du jardin s'affaiblissaient. Quant à ceux de l'énorme cité, ils ne franchissaient qu'à peine les murailles de ce vieux palais. Bientôt, ils cesseraient tout à fait lorsque les cris des muezzins appelleraient les vrais croyants à la prière du soir...

Les nerfs crispés, Marianne serra ses deux mains l'une contre l'autre et se mordit les lèvres. Le visiteur, plus redouté qu'espéré, se faisait attendre... Et Marianne, qui s'était arrêtée un instant devant le portrait qu'elle regardait avec une sévérité dont elle n'avait pas conscience, s'apprêtait à reprendre sa promenade fiévreuse quand la porte s'ouvrit de nouveau, livrant passage au valet barbu qui se rangea sur le côté en s'inclinant profondément, tandis qu'une haute forme blanche s'encadrait dans le chambranle... et que le cœur de la jeune femme manquait un battement.

Ses yeux s'ouvrirent démesurément, ses lèvres s'arrondirent mais aucun son n'en sortit cependant qu'entrant dans la lumière du soleil le visiteur, à son tour, s'inclinait sans un mot. Et Marianne, rendue muette par la stupeur, comprit cependant qu'elle ne rêvait pas : entre le caftan clair et le turban de mousseline blanche, c'étaient bien le visage sombre et les yeux bleus de Kaleb qui se tournaient vers elle...

Le temps parut s'arrêter. Un profond silence s'établit entre ces deux êtres unis par les liens du mariage et cependant séparés par trop de choses. Sentant d'instinct ce que son regard agrandi pouvait avoir d'offensant, Marianne se raidit tandis qu'un curieux sentiment de soulagement l'envahissait.

Malgré tout ce que son parrain ou Dona Lavinia avaient pu lui dire, elle s'était attendue au pire. Prête à découvrir quelque créature atrocement défigurée dont la vue serait difficilement supportable, elle pouvait constater que la réalité, même si elle était étrange, n'avait rien de terrifiant.

Se souvenant de son premier mouvement quand sur le pont de la Sorcière elle avait rencontré Kaleb, Marianne trouvait presque du plaisir à contempler ce visage magnifique et impassible. Sous quelque nom que ce soit, cet homme était sans doute le plus beau qu'elle eût jamais vu.

En revanche, cette réalité posait de nouveaux problèmes et des problèmes singulièrement difficiles à résoudre. Entre autres celui-ci : que faisait le prince Sant'Anna, de même que le marchand Turhan Bey, dans les hunes du navire de Jason sous l'aspect d'un esclave éthiopien ? D'ailleurs, à le revoir, elle s'apercevait maintenant que cette étiquette éthiopienne lui avait paru bizarre car, si la peau du pseudo Kaleb était réellement sombre, elle n'atteignait cependant pas au noir véritable des natifs de cette contrée.

Voyant qu'elle ne se décidait pas à parler la première et se contentait de le dévorer des yeux, Corrado Sant'Anna se décida à rompre le silence. Il le fit doucement, d'une voix volontairement assourdie, comme s'il craignait de faire fuir une sorte d'état de grâce, car le sentiment qu'il pouvait lire sur le visage de la jeune femme n'était pas celui qu'il avait tant redouté d'y voir. Non, les grands yeux verts qui le contemplaient ne reflétaient ni répulsion ni crainte, seulement une surprise infinie.

— Vous comprenez, maintenant ? murmura-t-il.

Sans le quitter des yeux, Marianne hocha la tête :